La Fille de l’Archer
à scruter les flots. Je lui ai demandé : “Que guettes-tu ? Un boutre de pirates barbaresques ?” Il m’a répondu : “Non, le lion. Il nous suit à la nage.”
« C’est là que j’ai compris qu’il était envoûté. La malédiction du marabout lui dévorait l’entendement.
« Il m’a serré le bras jusqu’à me faire mal et crié : “Tiens, là ! regarde ! On voit parfois sa tête jaune émerger entre deux vagues !”
« Il a passé le reste de la traversée à persécuter le capitaine pour obtenir qu’on donne toute la toile. Il craignait que le lion ne rattrape le bateau et ne finisse par se hisser à bord. Il s’est installé sur le pont avec un arc et un carquois. De temps à autre, il tirait une flèche sur une cible qu’il était seul à voir. Les matelots ont commencé à chuchoter. Ils avaient peur. Ils le prenaient pour un djinn , un démon. Il s’en est fallu d’un rien qu’une mutinerie n’éclate. Certains l’appelaient “le non-mort”, on brûlait des parfums pour masquer son odeur. Une nuit, un vieil homme m’a entraîné à l’écart pour me dire : “La puanteur que répand ton ami, c’est celle de tous les malheureux qu’il a assassinés. Elle lui sort par les pores de la peau. Elle deviendra si forte qu’il sera condamné à vivre seul sous peine de finir brûlé vif par ceux qu’il côtoie.
« — N’y a-t-il aucun remède ? ai-je demandé.
« — Si, a répondu le vieux. Le froid. Le froid intense annule les odeurs. La neige, la glace. C’est là que ton ami doit se réfugier. Dans les neiges éternelles.
« Nous avons débarqué dans ce port que les Romains nommaient jadis Massilia, puis, de là, nous avons pris le chemin des montagnes, avec nos mulets chargés d’or. Aucun brigand n’a osé nous attaquer. Dans les campagnes on chuchotait que notre convoi était conduit par un mort sorti du tombeau et qu’escortait un brouillard de mouches.
« Ornan n’allait pas mieux. Il s’obstinait à guetter le lion qui, maintenant, avait jailli des flots pour nous prendre en chasse. Il a fallu tendre des pièges, creuser des fosses… À vivre à côté d’un fou on finit par devenir fou soi-même, c’est ce que m’a appris ce voyage interminable. À plusieurs reprises, il m’est arrivé de voir le lion, moi aussi, je l’avoue sans honte. Sa grosse tête jaune auréolée d’une crinière poussiéreuse au milieu des buissons… Je la revois souvent en rêve, même ici, dans ce château, au détour d’un couloir, à l’angle d’une armoire ou dépassant d’une tenture… Elle est là, qui me fixe. Et puis, elle s’évanouit comme par magie.
« Bref, arrivés à destination, nous nous sommes séparés. Comme cela arrive souvent entre complices d’un crime, nous avons cessé de nous fréquenter. Je me suis posé ici, dans cette maison forte ; Ornan a regagné son château, là-haut, à la limite du glacier. Un endroit invivable où règne un froid perpétuel. Une année s’est écoulée avant qu’il ne me fasse mander. Malgré ma mauvaise jambe, je me suis traîné jusqu’à son nid d’aigle. Je l’ai rencontré au bord d’un précipice, toujours vêtu en guerre, amaigri, le regard brûlant de fièvre. Il m’a annoncé que la bête nous avait retrouvés, lui et moi. Qu’elle avait grossi… et qu’elle avait deux têtes auréolées d’une crinière jaune. Qu’elle était là pour nous, et qu’elle ravagerait la contrée tant que nous n’accepterions pas, de notre plein gré, de nous faire dévorer en expiation de nos crimes. Selon lui, il fallait que nous allions au-devant d’elle, nus, sans armes et repentants. Tant que nous refuserions de le faire, elle continuerait à tuer femmes et enfants, pour ajouter au poids de nos fautes.
« Je lui ai demandé : “Tu vas le faire ? Tu vas te rendre à elle, nu et la tête basse ?”
« Il a répondu : “Jamais. Pas tant que je serai en mesure de tenir une épée. Mais je voulais te prévenir afin que tu puisses prendre tes dispositions et rédiger ton testament.”
« C’est la dernière fois que je l’ai vu. Je suis redescendu ici et j’ai mis la maison en défense. Certains jours je crois que le monstre est là, effectivement, et qu’il nous guette. À d’autres moments, je n’y vois que fadaise ; cela dépend de mon humeur. Il y a des jours noirs et des jours blancs. Quand la peur me prend, je fais donner balistes, bricoles, couillards et mangonneaux.
Weitere Kostenlose Bücher