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La Fille de l’Archer

La Fille de l’Archer

Titel: La Fille de l’Archer Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Serge Brussolo
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paysanne se signe.
    — Pauvre gamine ! souffle-t-elle, ce n’est pas une chose à faire. À moins que le grand pendard qui t’accompagne ne soit ton père, et qu’il ne t’ait vendue au seigneur de la montagne. C’est ça ?
    Wallah la détrompe. Non, Bézélios n’est ni son père ni son oncle. Et personne ne l’a vendue. La vieille femme la dévisage, incrédule.
    — Tu me parais bien naïve, gamine, soupire-t-elle. Probable qu’on t’a fait croire autre chose, mais je puis t’assurer que c’est bien ça qui t’attend. J’en ai vu défiler, des filles qui montaient au château pour devenir servantes… Elles ne sont jamais redescendues.
    Cette fois, Wallah dresse l’oreille. La femme l’attire à l’abri d’un boqueteau afin que le bourreau ne puisse pas les voir bavarder. Elle se présente, elle est la mère Toine, veuve de trois maris, tous emportés par les épidémies. Elle a eu neuf enfants, morts eux aussi avant d’avoir vu leur dixième année. Elle survit comme elle peut, à coups de petites corvées. Elle est une habituée du bois des sorcières où tout le monde rechigne à se risquer.
    — Si on a de mauvaises pensées, on peut provoquer l’embrasement des buissons, assure-t-elle. La forêt a le pouvoir de lire dans les âmes. Elle voit le mal dans les esprits. Elle sait qui complote pour empoisonner son mari, qui a étouffé son bébé sous un coussin, qui prépare un assassinat en vue de hâter un héritage… Échauffée par ces idées criminelles, la broussaille prend feu, et le coupable se retrouve prisonnier du bûcher qu’il a lui-même allumé sans le savoir. Ça s’est déjà produit, tu sais ! Peu de gens ont l’âme claire, voilà pourquoi le bourreau a bien de la peine à recruter des assembleurs de fagots.
    Elle s’interrompt pour soutirer une gorgée de piquette à la gargoulette qu’elle porte en bandoulière. Elle tend la gourde à Wallah qui n’ose refuser. Le vin est si acide qu’elle sent ses gencives se rétracter.
    — La forêt est sacrée, reprend la vieille, le regard brillant. C’est pour cette raison qu’on l’a plantée tout autour de la montagne. Elle l’encercle, comme une palissade. Tu comprends pourquoi ?
    — Non.
    — Pour empêcher le baron de descendre, pardi ! La forêt le retient prisonnier sur les hauteurs. S’il essayait de traverser les bois, les arbres s’embraseraient tous en même temps, et Ornan de Bregannog, qui a l’âme plus noire qu’une nuit sans lune, brûlerait vif. Oui ! il cuirait dans son armure comme un poulet dans un chaudron !
    Elle éclate d’un rire caquetant. Wallah ne parvient pas à déterminer son âge ; sans doute est-elle très vieille, quarante… cinquante ans ? C’est un miracle qu’elle ait pu vivre aussi longtemps.
    — C’est ce qui nous protège, murmure la mère Toine en se rapprochant de l’adolescente, sinon il y a longtemps qu’il aurait dépeuplé tous les hameaux à dix lieues à la ronde.
    — Si c’est vrai, argumente Wallah, pourquoi les filles continuent-elles à grimper chez lui ?
    — Ne sois pas sotte ! s’irrite la paysanne. Il les achète à leurs parents, pardi ! Il envoie son intendant dans les villages faire des propositions aux familles. L’homme débarque avec une grosse bourse gonflée d’écus et le tour est joué. Qui peut résister à ça ? Hein ! Les pères sont les premiers à pousser leur fille dehors. « Va donc là-haut ! qu’ils disent, tu auras de jolies robes, tu vivras au milieu des belles choses… » Alors elles partent avec leur baluchon, et on n’entend plus jamais parler d’elles. Quand l’intendant redescend, au printemps suivant, et qu’on a le malheur de lui demander des nouvelles des disparues, il nous sert toujours la même rengaine : « Elles sont très heureuses, elles reviendront dans un an… » Et il fait tinter de nouveaux écus pour acheter la patience des parents.
    La mère Toine s’octroie une autre gorgée de piquette avant de continuer :
    — Moi je sais ce qu’il leur est arrivé. Elles ne redescendront jamais, pour sûr !
    — Pourquoi ?
    — Parce qu’elles sont mortes, tiens ! Le baron les offre en pâture au dévoreur. Il gave le démon pour être épargné. Il sait que tant que le monstre aura la panse pleine, il ne sera pas tenté d’escalader les remparts du château pour venir se repaître du sieur de Bregannog. La bête a pris goût à la viande de donzelle, et le baron en profite.

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