La Fille de l’Archer
et l’hiver vous oppose un mur de glace invisible qui picote le visage et fend les lèvres. Bézélios n’ose violer cette frontière au-delà de laquelle rôde le danger. Il bat en retraite.
— Si le dévoreur existe, murmure-t-il, c’est là-haut qu’il se cache. Il faudra éviter de l’affronter sur son terrain, nous ne sommes pas équipés pour cela.
Un mauvais pressentiment les visite. L’âpreté du paysage est telle qu’elle rend la présence du monstre plausible… voire certaine. La théorie du complot, de la vengeance, perd soudain toute crédibilité.
Wallah choisit d’élire domicile sur le chemin de ronde, où elle fait le guet dans l’espoir de surprendre les déplacements de la créature dont on ignore encore si elle est humaine, animale ou démoniaque.
Soudain, elle sursaute, avertie de la présence du baron par le parfum étrange dont il est toujours enveloppé. Elle ne l’a pas entendu approcher ; d’ailleurs on ne l’entend jamais venir puisqu’il semble glisser sur le sol telle une ombre. Cette « qualité » a dû lui être bien utile lorsqu’il guerroyait… et coûter la vie à plus d’une sentinelle ! Elle se retourne, il est là. Beau et pâle ; elle ne peut s’empêcher d’éprouver un plaisir coupable à le voir si près d’elle.
— Tu le cherches, n’est-ce pas ? dit-il en plissant les paupières pour affronter la réverbération du soleil sur la neige. Je l’ai fait avant toi, mais on ne résiste jamais longtemps. On se met à pleurer. L’éblouissement rend aveugle. Mon oncle, Anne, lorsqu’il vivait au sommet, ne sortait qu’après s’être noué un bandeau de tissu bleu sur les yeux. Quand se levait une tempête de neige, il convenait de porter un masque de bois si l’on voulait éviter d’avoir la figure gelée.
— Vous alliez souvent lui rendre visite ? s’enquiert Wallah.
— J’ai vécu trois ans chez lui, quand j’étais encore enfant, répond le baron sans cesser de scruter les sommets. C’était un homme dur. Que la solitude avait rendu un peu fou. Il me faisait peur, mais c’est pour cette raison que mon père m’avait expédié là-haut, afin de m’endurcir. C’est la règle chez les nobles. L’hiver nous isolait du reste du monde, le froid était intense. Je me rappelle avoir un jour découvert une sentinelle gelée dans une échauguette. Le froid l’avait changée en statue. Quand je l’ai touchée, elle a basculé dans le vide pour tomber dans la cour. En heurtant les dalles, elle s’est brisée en mille morceaux, comme une idole de verre.
« Les loups assiégeaient le manoir ; ils tournaient toutes les nuits sous les remparts en hurlant. Je dormais dans le chenil, enfoui sous la paille, blotti au milieu des chiens. Nous partagions ainsi nos puces et notre chaleur. Dans un poêle en terre cuite, je brûlais leurs merdes séchées pour essayer de me réchauffer. La puanteur était atroce. Il me semble parfois la sentir encore.
Wallah lutte contre l’émotion qui la submerge lorsqu’elle imagine Ornan, petit garçon, accroché au ventre d’un dogue femelle tel un chiot.
Elle se crispe. Que lui arrive-t-il ?
Elle sait pourtant que ce genre d’éducation est le lot des futurs chevaliers.
— Mon oncle avait de bizarres manies, continue le baron. Il affirmait comprendre la langue du vent. Il avait acquis la conviction que les bourrasques lui parlaient, et il s’entraînait à leur répondre en poussant des ululements qui terrifiaient ses serviteurs. Certains pensaient qu’il était en train de se transformer en loup-garou et qu’une nuit il allait déverrouiller les portes du château pour permettre à la meute de nous dévorer tous. Je n’étais pas loin de le croire, moi aussi. Mais il avait des excuses. Une mauvaise blessure à la tête, lors d’une croisade… et la solitude. Surtout la solitude.
— Pourquoi ne descendait-il jamais dans la vallée ?
— Il pensait que le froid conserve, qu’on vit plus longtemps au cœur de l’hiver. Il prétendait qu’au soleil il pourrirait en quelques semaines et mourrait avant l’âge. Il a bien essayé de se marier, mais sans succès : aucune des femmes sollicitées n’envisageait de vivre au sommet d’une montagne, entourée d’ours et de loups, condamnée à grelotter au coin d’une cheminée jusqu’à la fin de ses jours. Il en a conçu beaucoup d’amertume, et son caractère s’est aigri. Il lui arrivait de sortir seul, dans la neige,
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