La Fille de l’Archer
réfléchir. Elle déteste cet univers qui se dérobe sous ses pieds au fur et à mesure qu’elle avance.
D’un seul coup, elle avise une pierre plate en forme d’autel et réalise qu’elle contemple ce que la mère Toine surnomme « l’écuelle du monstre », c’est-à-dire le monolithe où le baron est censé offrir en pâture les jeunes filles endormies. Elle s’en approche. Le bloc est légèrement creusé, en forme d’auge, et le fond maculé d’une couche brune. Du sang séché ? Encore une fois, Wallah s’interroge : « Humain ou cochon ? »
Bézélios la rejoint et fronce les sourcils.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demande-t-il. Tu crois que le dévoreur existe ou qu’il s’agit d’une supercherie ?
Wallah hausse les épaules. Elle devine sans mal ce que le forain a en tête. Il espère qu’elle tuera le monstre d’une flèche bien placée, mais elle n’a nullement l’intention de gaspiller une année de vie supplémentaire pour inscrire le dévoreur à son tableau de chasse.
Comme elle s’abstient de répondre, Bézélios lâche :
— On va amener le reste de la troupe ici. Nous aurons besoin d’eux pour guetter la créature. Il faudra instaurer des tours de garde. Peut-être poser des pièges… Notre intérêt serait de capturer le monstre vivant, surtout si ce n’est qu’un déguisement abritant deux paysans payés pour jouer les poulpiquets. Le baron se débrouillera avec eux. En ce qui nous concerne, le contrat aura été rempli.
— Allez les chercher, rétorque Wallah. Moi, ils ne m’écouteront pas. C’est vous le maître. J’en profiterai pour explorer quelques-unes de ces failles et relever les traces du « démon ». Si nous voulons poser des pièges, il est important de savoir quel trajet il emprunte.
Bézélios est contraint d’admettre la justesse de ce raisonnement. Rassemblant son courage, il entame la longue descente qui va le ramener dans la vallée. Il aurait préféré ne pas voyager seul mais devine la gosse peu encline à le suivre. Comme il a besoin d’elle, il évite de la brusquer.
Assise au bord de l’autel à sacrifices, Wallah le regarde s’éloigner, dégingandé et malhabile, se tordant les chevilles dans la caillasse. Elle sait qu’il aura peur lorsqu’il devra traverser le bois des sorcières, et elle s’en amuse avec une méchanceté dont la saveur lui est longue en bouche.
Quand il n’est plus qu’un petit point à l’horizon, elle s’ébroue et entame son exploration. D’abord elle ne trouve rien de remarquable, puis, après une heure de vaine errance, elle est alertée par une pestilence en provenance d’une large crevasse. Prudente, elle encoche une flèche sur la corde de son arc et s’engage à pas lents dans l’excavation. Une pente caillouteuse permet d’atteindre le fond. La puanteur est telle que Wallah doit renoncer à se risquer plus avant. Elle finit par distinguer, dans la pénombre, une masse aux contours impossibles. Elle dénombre huit pattes, deux têtes… Un instant, elle s’imagine avoir surpris le dévoreur en hibernation. Puis elle aperçoit une autre tête, et encore quatre pattes… Elle comprend qu’elle est en présence de trois chevaux. Trois destriers crevés dont on a basculé les carcasses au fond du trou.
« Voilà donc où sont passés les palefrois du baron, se dit-elle. Voilà également qui explique l’écurie vide. »
Alors qu’elle s’apprête à battre en retraite, son attention est attirée par un détail insolite. Une flèche… Une flèche plantée dans l’œil de la première dépouille. Retenant sa respiration, elle s’approche des bêtes pourrissantes. Il ne lui faut guère de temps pour constater que les deux autres ont été abattues d’un carreau d’arbalète en plein poitrail. Comme si… Comme si ces animaux avaient été tués au combat. Mais par qui ? Elle voit mal le dévoreur se servir d’une arbalète pour exterminer ses proies !
Au bord de la suffocation, elle retourne à l’air libre. Elle n’a pas la moindre idée de ce que cela signifie.
1 - À l’époque, Anne est également un prénom masculin.
15
Bézélios a eu bien du mal à convaincre la troupe de l’accompagner au château. Les saltimbanques avaient déjà pris leurs habitudes chez les patarins et c’est gavés de soupe aux fèves qu’ils écoutaient les sermons du vieux Manito sur la pureté, la réincarnation et la nécessité d’une vie de pauvreté. Toutes
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