La Fille de l’Archer
les yeux.
*
Deux jours passent. L’affût n’a rien donné. Bézélios commence à désespérer mais les frimants ont cessé de se plaindre : la nourriture est abondante et de qualité. Ils en profitent autant que possible car ils subodorent que cette chasse au fantôme risque de tourner court.
— Gavons-nous avant qu’on ne nous flanque dehors à coups de pied au cul ! philosophe Javotte. À mon avis, on ne dénichera pas plus de monstre ici que de pucelage dans la culotte de mes filles !
Les événements vont lui donner tort.
Le lendemain, alors que Wallah s’apprête à relever Gros-Nez qui a assuré la garde de nuit, elle découvre le corps du saltimbanque étendu sur l’autel à sacrifices. Le fond de la vasque naturelle est rempli de sang . La tête de Gros-Nez a disparu.
L’adolescente s’empresse de donner l’alerte. Les comédiens se bousculent, Javotte et ses filles y vont de leurs lamentations de pleureuses. Ornan paraît, encore plus pâle qu’à l’accoutumée. Wallah fait remarquer que la tête n’a pas été tranchée, mais plutôt arrachée, comme en témoignent les chairs inégalement déchirées.
— Un ours pourrait faire cela, soliloque Bézélios. Une fois, j’ai vu l’un d’eux saisir la tête d’un loup entre ses mâchoires et l’arracher d’un coup.
« Un ours, oui, pense Wallah. Ou le dévoreur… »
La mort de Gros-Nez ne l’émeut point. Elle n’appréciait guère ce baladin qui, lorsqu’elle était petite, s’obstinait à la tripoter dès que Gunar avait le dos tourné.
— Ce n’est que le début, sanglote Javotte. Si nous restons ici, nous y passerons tous !
— La paix, bonne femme ! gronde Ornan de Bregannog dont la nervosité est évidente.
Wallah entreprend de suivre les traces laissées par le sang s’écoulant de la tête. Hélas, les éclaboussures brunâtres s’interrompent au bout d’une vingtaine de mètres. La caillasse du sol n’a retenu aucune empreinte de pas.
— Ce couillon était ivre mort ! grogne Bézélios en découvrant une jarre de vin calée entre deux pierres. Pas étonnant qu’il n’ait pas entendu approcher son assassin.
Ornan saisit le forain par le bras et l’entraîne à l’écart.
— Si vous restez, chuchote-t-il, je double la récompense.
— Alors je veux la moitié tout de suite, lâche Bézélios qui ne perd jamais le nord.
— Capturez celui qui a fait ça, gronde le baron, et amenez-le-moi, mort ou vif. Il faut que cela cesse.
16
Wallah s’est longuement interrogée afin de déterminer si elle devait se résoudre à utiliser une flèche magique pour abattre la bête. Elle a décidé que non. Pour que l’enchantement fonctionne, il faudrait qu’elle se concentre sur l’image du monstre… or elle ignore tout de la physionomie réelle du dévoreur. On lui en a tracé une caricature qui varie selon les interlocuteurs. Certains parlent d’un géant, les autres d’un lion. Quant aux deux têtes – seul point invariable des témoignages – personne n’est en mesure de les décrire précisément. Encore une fois les opinions divergent. On évoque tantôt des gueules animales (ours, sanglier, cheval, loup…), tantôt des visages humains très beaux… ou très laids, c’est selon. Les gosses de la tribu du vieux Manito parlent, eux, d’« un homme aux cheveux jaunes, qui rit tout le temps et qui a la bouche fendue d’une oreille à l’autre ».
Dans ces conditions, Wallah ne peut guère espérer toucher sa cible.
— Je crois avoir compris de quoi il s’agit, lui a soufflé Bézélios. À mon avis nous sommes confrontés à un monstre humain. Tu sais : l’un de ces gosses qui naissent difformes, avec deux bouches ou trois yeux, un bras ou une jambe en trop… Les curés prétendent que c’est une punition divine parce que les parents ont forniqué le dimanche, jour du Seigneur. Généralement, la famille s’en débarrasse en les étouffant entre deux matelas, mais il arrive aussi que le père vende sa progéniture à un forain qui fait profession, comme nous, d’exhiber des phénomènes.
Wallah voit où il veut en venir. L’idée se tient.
— Le plus souvent, poursuit Bézélios, ces gargouilles humaines meurent en bas âge et ne permettent pas d’amortir la dépense, c’est pourquoi je n’en ai jamais acheté que flottant dans des bocaux d’esprit-de-vin. Mais imagine que l’une d’entre elles ait pu grandir, atteindre l’âge d’homme, et que ce
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