La Fille de l’Archer
armé d’une lance, et de chasser l’ours trois jours durant. Chaque fois qu’il disparaissait, j’entendais les serviteurs marmonner des prières pour qu’il ne revienne pas. Mais il réapparaissait toujours, couvert de sang, la tête de l’ours plantée au bout d’une pique.
« Quand il ne chassait pas, il jouait de la flûte… Du moins il essayait. Toujours cette histoire de langage du vent. Il espérait commander aux tempêtes…
« Et puis il y a eu l’avalanche, qui a submergé le château, l’ensevelissant jusqu’à la hauteur des remparts. Par chance, j’étais ce jour-là en visite chez mes parents, ma mère étant près de rendre le dernier soupir. Sa mort m’a sauvée, en quelque sorte. Si mon père ne m’avait pas mandé pour assister à ses derniers instants, je serais resté là-haut, chez mon oncle, et l’avalanche m’aurait englouti comme les autres.
— Y êtes-vous retourné ?
— J’ai essayé, une fois, mais j’ai rebroussé chemin en apercevant le sommet du donjon… l’unique partie de la bâtisse qui émerge encore de la coulée neigeuse. J’ai soudain réalisé qu’ils étaient tous là-dessous, parfaitement conservés par le froid… les serviteurs, les chiens… mon oncle… Je les ai imaginés là, figés comme la sentinelle de mon enfance gelée dans l’échauguette. Ils sont ainsi depuis vingt-cinq ans, et ils le resteront tant que l’hiver régnera au sommet des monts.
Ornan se tait. Wallah s’aperçoit qu’elle regarde en direction des hauteurs, comme si elle avait quelque chance de distinguer le manoir enfoui sous la neige. Cédant à une impulsion, elle murmure :
— Votre parfum… ces cassolettes qui brûlent en permanence au coin des couloirs, c’est à cause du chenil… des excréments de chien que vous jetiez dans le poêle ?
Ornan s’ébroue et fronce les sourcils. Il fixe la jeune fille comme s’il hésitait à la gifler, ou à la jeter par-dessus les remparts. Du moins c’est l’impression qu’en retire Wallah. Elle croit que le baron va tourner les talons sans daigner lui répondre, mais il souffle :
— Non, c’est un subterfuge pour masquer mon odeur naturelle.
Wallah recule, persuadée qu’il va s’avouer lépreux. Au lieu de cela, il murmure :
— Gérault a constaté que quelqu’un avait volé certains de mes vêtements au lavoir. Des vêtements sales, imprégnés de ma sueur. Et cela lui a paru suspect. Il en a déduit que quelqu’un avait l’intention de les faire renifler à un animal avant de lancer ce dernier à mes trousses. Gérault a émis l’hypothèse qu’on dressait une bête à m’attaquer. Ça n’a rien d’absurde. Les animaux ne se fient qu’à leur flair, et celui-ci est fort développé.
— Vous voulez dire, coupe Wallah, que votre ennemi a lâché dans la nature un fauve dressé à vous assassiner ?
— Oui, une bête qui pourrait bien réussir une nuit à s’introduire dans cette demeure et à trouver sans peine le chemin de ma chambre. Voilà pourquoi nous brûlons des parfums en permanence, pour brouiller son odorat. De telles émanations paralysent le flair des meilleurs limiers qui, dès lors, perdent la piste. Nous avons procédé à des essais concluants sur une meute de chiens. Gérault estime que le dévoreur, si par malheur il réussissait à se faufiler dans le château, serait condamné à tourner en rond sans jamais découvrir où je me tiens. En ce qui me concerne, je suis tellement habitué à ces exhalaisons orientales que je n’y prête plus garde.
Wallah pousse mentalement un soupir de soulagement. Ainsi il n’est point question de lèpre ! Le mystère des parfums est résolu. Puis elle se souvient du dogue allemand, cet énorme chien de guerre tout couturé de cicatrices qu’elle a surpris en pleine maraude, la première nuit qu’elle a dormi au château. Elle comprend à présent ce qu’il faisait là. Il cherchait la chambre d’Ornan !
« Voilà pourquoi il tournait comme une âme en peine, se dit-elle. Les parfums lui avaient fait perdre la trace du gibier qu’on l’avait envoyé occire. »
Alors qu’elle se prépare à conter cet épisode au baron, elle surprend, posé sur elle, le regard courroucé de celui-ci. De toute évidence il se reproche de s’être sottement confié à une inférieure. Morfondu par tant de sottise, il s’enveloppe de morgue et prend congé. Wallah reste seule, hésitante, dans la lumière froide qui lui blesse
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