La Fille de l’Archer
choses qui ont déjà conduit plusieurs centaines de Bons Hommes et de Bonnes Femmes à brûler sur les bûchers collectifs de l’Inquisition, un siècle auparavant.
Bézélios a dû évoquer les ossements d’or tapissant le repaire de la bête, et le luxe du manoir où la nourriture est abondante et les vins excellents. Pour couronner le tout, il a insisté sur l’arrivée prochaine de l’hiver. Javotte et ses filles, d’ordinaire si frileuses, sont-elles prêtes à adopter les coutumes mortificatrices des patarins, pour qui le corps n’est qu’une enveloppe dénuée d’importance, et qui vivent sans chauffage, sans viande, en grignotant des galettes sèches ? Est-ce là un régime qu’elles supporteront longtemps ?
Maugréant, la compagnie a fini par lui emboîter le pas, à travers la forêt des sorcières, puis dans la pierraille du mont.
L’intendant Gérault a fait la grimace en voyant cette meute en haillons envahir la cour du château. Javotte l’a traité de « face de carême » et de « mal baisant », ce qui aurait pu envenimer les choses si Ornan de Bregannog n’était pas intervenu. Finalement, les serviteurs maures ont distribué des salaisons, de la viande fumée et du vin à profusion, ce qui a détendu l’atmosphère.
Bézélios en a profité pour aborder les aspects moins riants de l’aventure : la nécessité de prendre l’affût, de pister la bête s’il s’avère qu’il s’agit réellement d’un animal et pas d’une supercherie, sans oublier le mystère des servantes disparues.
La visite du jardin zoologique saccagé a provoqué des chuchotements apeurés.
— Foutre ! s’est emporté le maître forain, où sont passées vos couilles ? Deux nuits chez les boulgres ont suffi à vous changer le sang en jus de navet ? Réfléchissez un peu, que diantre ! Songez que nous nous trouvons peut-être en présence d’une mise en scène. Nous sommes bien placés pour savoir qu’une telle mascarade est facile à organiser. Ne l’avons-nous pas fait bien des fois ?
Wallah a jugé utile d’intervenir pour évoquer l’existence d’un souterrain, d’une galerie naturelle serpentant sous le château et par laquelle il a été aisé de faire disparaître les dépouilles, une fois les fauves abattus.
— Il a suffi d’une demi-douzaine de gars solides pour déménager les carcasses, insiste Bézélios. L’accès à cette galerie est peut-être tout proche, mais le baron en ignore l’existence. La montagne est truffée de cavernes. À ce qu’on dit elle serait plus creuse qu’un heaume et l’on pourrait élever sans peine une cathédrale dans son ventre !
Il exagère, bien sûr, retrouvant d’instinct le bagout de ses harangues. En réalité, Wallah estime que le danger est réel. Durant l’absence du forain elle a exploré les environs ; la profusion des boyaux s’enfonçant dans les ténèbres du sous-sol l’a vite découragée. Dans de telles conditions, il sera difficile de localiser l’adversaire, surtout si celui-ci se donne des allures de fantôme. Par ailleurs, la présence des chevaux morts continue à l’inquiéter. Qui les a abattus ? Coquenpot ? Les patarins ? Elle imagine mal l’ingénieur unijambiste se déplaçant dans la rocaille… Quant aux fidèles de Manito, leur religion proscrit tout recours à la violence. Alors ?
*
Dès la première nuit, Bézélios place ses sentinelles. Wallah et Gros-Nez (qui exige d’emporter son coutelas) assureront la garde. Il est convenu qu’ils se contenteront de repérer le chemin emprunté par le démon à crinière jaune ; chemin qu’on s’empressera de piéger dès le lendemain. L’assaut direct n’est pas envisagé, du moins tant qu’on ne connaît pas la nature réelle du monstre. Bézélios ne veut courir aucun risque inutile et attend d’être plus amplement informé avant d’arrêter une stratégie.
Les heures s’écoulent sans que le dévoreur ne montre le bout de son nez, et les guetteurs rentrent au château en bâillant.
La journée qui suit est consacrée à l’exploration des hauteurs, sans toutefois s’aventurer dans la zone des neiges éternelles. Bézélios et ses compagnons relèvent la présence de nombreux excréments, mais qui peuvent avoir été laissés par un ours. De toute évidence, le sommet abrite une horde de loups qu’on entend chanter chaque nuit au lever de la lune. Dès qu’on approche de la frontière blanche et poudreuse, le froid devient vif
Weitere Kostenlose Bücher