La Fille de l’Archer
bougre de monstre soit justement fort comme un Turc, hein ? Une espèce de géant à la chevelure jaune qui hanterait la montagne et, la nuit, s’approcherait des habitations pour voler de la nourriture et lorgner les filles.
— Et comment serait-il arrivé ici ?
— Bon sang, réfléchis ! C’est pourtant facile à imaginer. Le monstre appartenait peut-être à un unique forain, qui allait de foire en foire pour le montrer. Et cet homme est tombé malade, ou bien il a été victime d’un accident, ou il s’est montré trop cruel avec son pensionnaire qui, dans un sursaut de révolte, a fini par le tuer avant de s’enfuir.
Comme Wallah demeure réservée, Bézélios cède à l’irritation.
— Allons ! gronde-t-il, tu sais bien que c’est possible. Des gargouilles humaines, tu en as vu plus d’une ! Rappelle-toi, à la foire de Provins, cette fille qui avait trois seins ! Et ce gosse qui avait un œil à la place de l’oreille gauche ! Et ce vieux, avec ce bras de bébé qui lui avait poussé au-dessus du nombril, hein ?
— Oui, oui…, capitule la jeune fille, que ces souvenirs mettent mal à l’aise.
— Alors pourquoi pas un homme à deux têtes ? Une grosse et une petite. La sienne, et celle de son frère jumeau, par exemple… Je vois très bien comment les choses ont pu se passer. Son maître le bat, le nourrit mal. Et puis l’infirme est trop affreux pour avoir vraiment du succès. Les femmes tournent de l’œil en le voyant. Au bout d’un moment, on interdit à ces deux pauvres hères de s’exhiber dans les foires. Les voilà réduits à la mendicité, mais les paysans les chassent eux aussi. Ils crèvent de faim. Pour échapper aux persécutions, ils cherchent refuge dans le bois des sorcières, là où peu de villageois osent se risquer. Ils y végètent un moment, puis le maître meurt pour une raison quelconque… Dès lors, la gargouille humaine se retrouve livrée à elle-même. Pour se protéger du froid, elle s’enveloppe dans une peau d’ours et entreprend d’explorer les environs. Comme elle a faim, elle va attaquer les troupeaux, se défendre contre les bergers… et, pour satisfaire ses besoins génésiques, elle enlève des filles.
Bézélios s’excite, arpente la pièce en faisant de grands gestes.
— Voilà comment la légende est née, conclut-il. S’il s’en vient rôder sous les remparts du château, c’est parce qu’il a compris que derrière les murailles il y avait des femmes et de la nourriture, et qu’il convoite les deux. Les péchés de Coquenpot et du baron n’ont rien à voir là-dedans.
— À quoi cela nous sert-il de savoir ça ? demande Wallah.
— D’abord cela innocente Ornan de Bregannog et l’ingénieur. Et surtout, cela nous dit comment appâter le monstre. Si on veut le faire sortir de son trou, il faut lui agiter un jupon sous le nez… Les jupons de Mariotte et de Mahaut. Javotte les a dressées à aguicher les hommes.
— Elles n’accepteront jamais. Bien trop peureuses !
— On n’aura pas besoin de leur expliquer la chose en détail… Et puis on ne va pas les attacher à un piquet pendant la nuit, comme des chèvres offertes au loup. Non, on se contentera de les pousser à montrer fesses et tétons en leur racontant que le baron a besoin d’une femme pour réchauffer son lit.
Wallah grimace. Elle n’a jamais aimé Mariotte et Mahaut qui l’ont toujours accablée de sarcasmes, mais elle a scrupule à les jeter en pâture au monstre de la montagne.
— Alors, s’impatiente le forain, que penses-tu de ma théorie ? Ça se tient, non ?
Wallah l’admet. Cela expliquerait en tout cas la trop grande intelligence dont « l’ours » à deux têtes fait preuve. Ses ruses, la façon qu’il a de ne laisser aucune trace, ou de s’introduire dans le château sans éveiller l’attention de ses habitants. Une simple bête en serait incapable. Surtout une bête de cette taille. Mais un homme, oui… Un homme qui a l’habitude de se cacher, d’épier, de développer des stratégies de fuite et d’attaque-surprise. Un homme disgracié, moqué, humilié, haï, qui déteste tout le monde et n’aspire qu’à la vengeance. Un homme condamné depuis toujours à la solitude et que la vue des servantes excite…
— Je sais que j’ai raison, martèle Bézélios. Je n’ai jamais vraiment cru à cette histoire de malédiction sarrasine, à ce lion traversant les mers à la nage pour venir hanter deux
Weitere Kostenlose Bücher