La force du bien
raison du coeur. Les adultes, en principe, peuvent se débrouiller tout seuls – les enfants, non. Donc, tous les enfants qui venaient ici étaient acceptés. On ne savait pas comment tout ça allait finir. On a tout fait pour qu’ils survivent, tout ce qu’il était possible de faire… C’était une exigence du coeur, une exigence de l’intérieur. »
Elle m’explique comment se passaient les choses dans le couvent pendant la guerre : chaque soeur était responsable d’un petit groupe d’enfants ; elle-même avait en charge trente-cinq petites filles juives. Elle raconte :
« Aujourd’hui, certaines sont en Amérique, d’autres en Israël, d’autres en France. Régulièrement, l’une ou l’autre vient me voir. J’ai d’ailleurs quantité de leurs cartes de visite. Tenez, j’ai même la liste de tous leurs noms, avec leurs adresses. Rendez-vous compte : elles ont pu être sauvées de la mort, et maintenant elles ont des enfants, et certaines sont grands-mères !
— Quand l’Armée rouge a libéré la région, que s’est-il passé pour ces enfants ?
— Toutes ont été récupérées par des parents, ou des amis, qui les savaient ici, cachées au couvent. Une seule, que personne ne réclamait, est restée. Puis quelqu’un est venu pour l’emmener en Palestine. C’était bien avant la création d’Israël. Mais elle n’a pas voulu suivre, elle préférait rester au couvent. Je ne sais pas où elle est allée ensuite.
— Convertie ?
— Catholique, oui. Sans doute est-elle partie dans l’un de nos autres couvents, je ne me souviens plus. »
J’ai une pensée pour Margaret Acher, dont soeur Ludovica me parle avec joie. Je pense également à d’autres Juifs convertis. Pour les nazis, en Pologne, cette conversion était sans valeur. À leurs yeux, la cinquième génération de Juifs convertis restait juive. Dans le Ghetto, il y avait, outre l’église en briques rouges de la rue Novolopki près de la rue Smocza, une autre église, rue Leszno, grise, et remplie chaque jour de catholiques. Ces catholiques du Ghetto étaient des Juifs convertis, de même que leur curé. Tous ont péri, comme les autres Juifs qui n’avaient pu sortir du piège…
Je demande à soeur Ludovica :
« On m’a dit que les nazis étaient venus trois fois inspecter le couvent ?
— Ils n’y ont vu que des enfants chrétiens, glousse-t-elle. Vous voyez la petite chapelle dans le parc ? C’est là qu’on emmenait prier les enfants. On mettait les petites Juives le plus loin de la porte, tout près du crucifix, tout près de Jésus : comme ça, quand les Allemands venaient, ils ne voyaient que des têtes blondes. »
Je visite cette chapelle. Elle est restée, me dit soeur Ludovica, telle qu’elle était à l’époque. À l’entrée, des casiers pour de petites bottines d’enfants. Une image me traverse, toujours intacte en moi, bouleversante. À Auschwitz, où mon père m’a emmené à notre retour de Russie, juste à la fin de la guerre, il y avait une montagne de chaussures d’enfants. J’avais dix ans. Four crématoire , je ne comprenais pas bien. Il y avait aussi une montagne de lunettes et une montagne de cheveux : je les ai vues sans les voir. Mais ça, cette montagne-là, uniquement constituée de petites chaussures… j’ai senti, j’ai vraiment su, à ce moment, le vide immense qui s’ouvrait là. Des milliers d’enfants comme moi, et puis plus rien : des chaussures, une absurde montagne de chaussures. Je me secoue. Je retourne auprès de soeur Ludovica.
« Pourquoi tant de Polonais n’ont-ils rien fait, tant de catholiques, pour aider les enfants juifs ?»
Soeur Ludovica reste silencieuse une fraction de seconde, puis, regard et voix clairs, se met à rire.
« Demandez-le-leur !
— Pourquoi, vous, avez-vous sauvé des enfants juifs ?»
Elle sourit. Derrière ses fortes lunettes, ses yeux rayonnent d’une chaude simplicité.
« Pour Dieu, bien sûr. Parce que Dieu a dit qu’il fallait aider son prochain. Et puis… »
Elle s’interrompt, et d’une voix limpide :
« On ne pouvait pas ne pas sauver des enfants juifs, parce que… quand on sauvait un enfant juif, c’était comme si on sauvait l’Enfant Jésus. »
7.
De retour au Victoria, vieil hôtel de Varsovie où je suis descendu, je jette un coup d’oeil à la fenêtre. Une caricature de gratte-ciel pompeux, colossal, se dresse devant moi : stalinien remake de quelque Empire State
Weitere Kostenlose Bücher