La force du bien
risque !
— En Pologne, à l’époque, cacher un Juif se payait par la torture et la mort.
— Cinquante ans plus tard, Zofia, si la même situation se représentait, comment réagiriez-vous ?
— Oh, cinquante ans après, cette question doit prendre en considération ce qui a pu se passer depuis dans ma tête, dans mon coeur, dans mes sentiments. Peut-on s’imaginer qu’aujourd’hui, à mon âge, je sois toujours aussi courageuse ? Que je veuille encore attirer la mort sur moi ? Parce que, à l’époque, la mort me menaçait sans cesse…
— Il n’y a eu personne pour vous dénoncer ?
— Ah, il y avait un homme… On s’en méfiait. Mon mari avait fait une enquête à son sujet, et nous avons appris qu’il essayait de devenir Volksdeutsch (“ Allemand d’honneur ”). Un jour, il a menacé mon mari à propos de notre protégée à l’accent lituanien. Mais mon mari lui a vertement répondu que l’Organisation le punirait s’il nous dénonçait. Tout Varsovie savait que l’armée de l’intérieur se chargeait d’exécuter ce genre de traître. L’autre a eu peur, et il s’est tu jusqu’à la fin de la guerre. Notre Juive a pu être sauvée. Elle est restée deux ans et demi chez nous ! C’était une dame d’un certain âge, déjà. Elle est morte il y a maintenant vingt ans. Elle me préférait aux gens de sa famille… Quand elle a commencé à être très mal, ils m’ont demandé de venir. Je lui ai tenu la main jusqu’à la fin. »
Ce lien, jusqu’au bout, du sauveteur au sauvé, du sauvé au sauveteur, voilà une force dont je sens que je vais la retrouver plus d’une fois dans cette recherche des Justes. Mieux que de la reconnaissance, il y a là une telle confiance, un tel don, un tel abandon au Bien ! J’en suis si frappé que, lorsque Zofia Sterner me raconte comment elle sortait ses protégés du Ghetto, elle me paraît répondre à une question que j’avais négligé de poser à Zofia Doboszynska.
Pour Zofia Sterner, une seule méthode : traverser le tribunal. Et ce n’était pas sans danger.
« Pour les faire sortir du Ghetto, précise-t-elle, on passait par l’office du Trésor, oui, le tribunal. Il y avait une entrée sur la partie “ aryenne ” de Varsovie, et une autre sur le Ghetto. J’avais un ami à l’intérieur, un officier trésorier. C’est là que ça a commencé. Mon mari et moi, nous avions de très bons amis, un couple mixte ; lui, polonais, sa femme, juive. Du jour au lendemain, les voilà séparés, et la femme obligée d’habiter le Ghetto ! C’était inadmissible, et, avec mon mari, nous l’avons sortie de là-bas, ainsi que deux autres femmes juives. Ces deux dernières, je ne sais comment elles se sont débrouillées ensuite. Elles avaient des points de chute en ville. Quant à notre couple d’amis, nous l’avons hébergé, le temps de procurer de faux papiers à la femme. Par la suite, nous avons caché bien d’autres personnes, le temps, là aussi, de leur trouver de faux papiers. Mon mari travaillait pour beaucoup d’organisations clandestines, il savait comment faire… »
Et c’est ainsi que, durant toute l’Occupation, les Sterner vont se dévouer corps et âme à la cause qu’ils se sont spontanément choisie : sauver des Juifs, leur donner asile, et leur permettre de repartir en des lieux plus sûrs, avec des documents protecteurs en poche.
« Vous preniez de grands risques, votre mari et vous ! Avez-vous eu peur ?
— En y réfléchissant bien, je crois que non. Je n’avais pas peur. Je pensais que c’était une chose tout à fait naturelle. On savait qu’il fallait aider les gens. Ce n’est même pas de la pitié, c’est normal, c’est tout simple.
— Madame Sterner, cinquante ans après, s’il se reproduisait des événements aussi horribles, avec une situation aussi tragique, est-ce que vous feriez la même chose, est-ce que vous aideriez à nouveau ces gens ?
— Oui, bien sûr. Mais maintenant je suis vieille, j’ai quatre-vingt-cinq ans. Je ne sais pas si j’aurais assez de force… mais je suis sûre que ma fille ferait tout comme moi !»
Je regarde cette dame âgée, fragile, déterminée, et je me souviens que Hegel appelait ce genre de personne : individu historique . Ceux « qui ont voulu et accompli non une chose imaginée et présumée, mais une chose juste et nécessaire . [Et] qui l’ont fait parce qu’ils en ont reçu intérieurement la révélation
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