La force du bien
Building, il s’agit de la Maison de la culture, un cadeau livré clefs en main et manuels au carré par le Petit Père des Peuples à la Pologne d’hier. Je tire les rideaux. J’ai la tête ailleurs, entre le camp de Treblinka et les paroles de soeur Ludovica, au couvent de Plody.
Je repense au balancement de cette journée. La mémoire du Mal y a constamment fait irruption. La présence du Bien aussi.
Je ne peux empêcher que l’extermination n’ait eu lieu. L’extermination : c’est à travers elle que je vois l’histoire. Elle est ma grille d’interprétation du monde, ma lucidité, ma fidélité à moi-même et aux miens, le signe le plus noir de la condition humaine. Avec les images qu’elle suscite et entretient dans tout mon être, je devrais sans doute, à l’instar d’Élie Wiesel, me préoccuper du mal, chercher à en pénétrer les ressorts, les racines, afin de le comprendre et de le conjurer. Freud insiste sur ce qu’il appelle l’ instinct de mort : il n’a jamais prétendu, par là, y mettre fin. Mais il n’a pas exploré, me semble-t-il, cet antidote : la pulsion de générosité (qui n’est pas l’éros) et que l’on pourrait aussi nommer pulsion de bonté, de justice, de solidarité – pulsion qui jaillit d’elle-même, comme avant toute forme de raisonnement. Ne serait-ce pas cette pulsion-là qui hantait les mystiques : pulsion de ce « je-ne-sais-quoi » qui exaltait Jean de la Croix chez les Chrétiens, et, chez les Juifs, cette remarque du Zohar ( I , 65a) : « Sur ce mystère, tout est fondé. Heureux le sort des Justes en ce monde et dans le monde futur . »
… Pulsion de mort, donc. Pourquoi ? Pourquoi contre les musulmans, les protestants, les Tsiganes, les homosexuels et tant d’autres ?
Pourquoi le meurtre contre ceux-ci et ceux-là, souvent ?
Pourquoi le meurtre contre les Juifs, toujours ?
Aurais-je dû embarquer, comme tant de mes aînés, pour un voyage initiatique à travers le Mal ? Me poser les mêmes questions qui le plus souvent les ont laissés sans réponse – en espérant, pour ma part, en découvrir une ? Ne serais-je pas en vérité constitué et armé pour une telle démarche ?
Mais non : avec la même histoire, avec la même trajectoire que les autres, je voyage à travers la mémoire du Mal pour trouver le Bien.
La Terre ne saurait être peuplée que de salauds. Un jour, j’ai vu que j’étais vivant. Et j’ai su qu’il était impossible que tous aient voulu ma mort, que tous aient applaudi à l’extermination des Juifs.
Oui, il y a une mémoire du Bien. L’explorer, la mettre en lumière à travers la recherche de ces Justes me paraît urgent. Il y va de la dignité de l’homme. Elle seule peut conjurer le Mal.
L’un des deux amis imprimeurs de mon père, ce blond et fort Polonais catholique qui m’a vivement entraîné sous le wagon, à la gare de Malkinia, celui-là, c’est certain, ne voulait pas ma mort. Il désirait que je vive. Je n’ai jamais retrouvé sa trace. Il est pourtant le premier Juste que j’aie rencontré. J’avais cinq ans. Je lui dois la vie.
Ces jours prochains, j’ai rendez-vous ici, à Varsovie, avec Zofia Doboszynska, Zofia Sterner, Alicia Szczepaniak – trois femmes : trois Justes. Peut-être m’aideront-elles à mieux saisir la réalité de cette pulsion de générosité « oubliée » par Freud. Pour l’heure, un parfum flotte dans cette chambre d’hôtel. Mon enfance, à travers le retour de sensations enfouies, me revient. Est-ce l’armoire ? Est-ce l’encaustique du parquet ? Cette saveur se mêle à l’odeur très particulière qu’on respire dans les villes d’Europe de l’Est : un mélange de brumes et de vapeurs d’essence mal raffinée. Le yiddish a été englouti, mais pas le sel de l’air.
8.
Je les ai vues l’une après l’autre, mais elles s’unissent dans mon souvenir, ces trois dames qui ont sauvé des familles juives.
Zofia Doboszynska, Zofïa Sterner, Alicia Szczepaniak : je les admire, ces Justes qui ont fait sortir des mères juives et leurs enfants du Ghetto. Elles ont recueilli dans leurs propres et modestes appartements, à Varsovie même, au milieu des Allemands, ceux des persécutés que nul ne voulait héberger, parce que trop compromettants : une petite fille et sa tante, par exemple, que l’accent et le visage désignaient d’emblée comme « non aryennes ».
Avec ces trois femmes, que relayaient leurs maris, leurs
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