La force du bien
les portes de justice ! » La nuance est mince, pour moi qui viens de franchir le seuil, les seuils, de ces humbles qui le plus souvent ne comprennent guère où je veux en venir, avec mes histoires de Justes. Le mot les étonne. Il effarouche leur simplicité. Il vient pourtant de loin, de nos communes origines religieuses. « Le Juste fleurira comme le palmier et se multipliera comme le cèdre du Liban », murmurent encore les Psaumes ( XCII , 13) – verset que Rabbi Isaac, dans la Kabbale, commente ainsi : « Le monde ne subsiste que par le mérite d’un seul Juste, ainsi qu’il est écrit : Et le Juste est le fondement du monde » (Proverbes, X , 1).
Je ne leur ai pas infligé une lecture de la Bible ni de la kabbale, non, mais je commence à entrevoir ceci : à travers la diversité de leurs expériences et de leurs témoignages, ces êtres, à leur insu, ont mis en évidence ce qu’ils ont en commun : un sens immédiat de la justice. Je ne sais si rabbi Isaac a raison d’affirmer qu’un seul Juste suffit à soutenir le monde, mais je suis sûr qu’une seule justice, qu’un seul sens du Bien, a prévalu chez tous ceux que je viens de rencontrer en Pologne.
Ici, comme en Allemagne, aider un Juif c’était risquer la mort. Ces Polonaises, ces Polonais que j’appelle des « Justes » ont délibérément mis leur vie en jeu. Peu à peu, je distingue trois catégories d’êtres parmi eux, trois familles de gens du Bien, qu’éclaire l’analyse de leurs motivations. Et chacune me touche et m’émeut.
Il y a ceux qui ont agi par fierté, pour préserver ce qu’ils estimaient être leur dignité face aux nazis. Ils détestaient Hitler et ont décidé de lui résister. Sauver des Juifs constituait l’une de ces actions d’opposition. Ils auraient fait de même pour toute autre catégorie de gens ou de population persécutée par la barbarie hitlérienne. De ceux-là, je rencontrerai nombre de représentants en France, par exemple.
Il y a ceux qui ont sauvé des Juifs parce qu’ils étaient croyants : des chrétiens convaincus, fervents, appliquant à la lettre les préceptes d’aide et d’amour. Parmi eux, certains se distinguent par un penchant lucide envers le peuple juif, perçu comme « frère aîné en Dieu ». À cet égard, l’intuition de soeur Ludovica est extraordinaire : « Sauver un enfant juif, c’était comme sauver l’Enfant Jésus. »
Il y a là une dimension de profonde connivence, comme une manière de secret partagé. Au cours des conversations que j’aurai par la suite avec le cardinal Lustiger, celui-ci me confirmera dans ce sentiment. Pour lui, le rapport des chrétiens aux Juifs est un révélateur. Un révélateur de la vraie foi. Il pense que ce qu’il nomme « un vrai croyant » ne peut pas ne pas éprouver un certain amour pour Israël : Israël, c’est l’Ancien Testament, c’est notre source commune. On ne crache pas dans sa propre source. On ne la pollue pas. On ne l’obstrue pas. Si l’on tue sa source, on se dessèche et l’on meurt.
Ces Polonaises et ces Polonais catholiques, ces Justes, redonnent confiance. Voilà, lorsqu’elle est justement vécue, ce que peut offrir la ferveur religieuse : un accueil, une reconnaissance dignes de la famille humaine, avec, au premier geste, la vie sauve pour des milliers de malheureux.
Il y a enfin, parmi ces Justes, les gens du parce que . Peut-être m’intéressent-ils plus encore que les autres. J’ai un faible pour leur mutisme, pour leurs réticences. Il faut les presser de questions pour qu’ils s’expliquent. À la fin, gênés, ils avouent : ils ne supportent pas l’injustice. S’ils voient des faibles maltraités par plus fort qu’eux, ils ne supportent pas, voilà. D’emblée, ils se sentent du côté des persécutés. Et pas avec des spéculations intellectuelles, en pesant le pour et le contre, la morale et l’efficacité, non : en actes. Leur solidarité les emporte, quitte à risquer leur vie : C’est ainsi. Parce que . Ceux-là sont les plus émouvants. On les sent comme soulevés malgré eux, animés par une force qui les pousse au-devant de ceux qui sont en détresse.
Ils me font songer à cette capacité du Bien , dont parle Pascal, qui se manifeste en dépit de tout, malgré la flagrante présence du Mal qui est là, qui guette et qui travaille. Non, je n’oublie pas que ces Justes étaient minoritaires et que, si quatre cent
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