La force du bien
cinquante mille à cinq cent mille Juifs furent grâce à eux épargnés , six millions ont été massacrés dans l’indifférence quasi générale. Mais je crois aussi avec Pascal, le plus juif des philosophes chrétiens, qu’ il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur , et qu’ il est dangereux, aussi, de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse . Enfin, il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’une et l’autre . Or, si je connaissais le Mal et ses multiples visages, la haine et ses diverses manifestations, la mort et ses millions de victimes sans sépultures, voilà sans doute ce que j’aurai découvert de nouveau à travers ce retour au pays natal qu’a constitué pour moi ce voyage en Pologne : le sens du Bien n’est pas une catégorie morale, ou pas seulement. C’est un élan spontané. Il est, à l’égal du Mal, une part de notre vraie nature.
Même si tous, loin s’en faut, ne sont pas à l’écoute de cette disposition-là, il existe des gens, il existe partout des gens ordinaires, très simples parfois, qui, en dépit même de l’horreur, expriment par l’action cette solidarité du coeur.
Si ténue, si fragile et si dérisoire qu’elle puisse paraître, il existe, grâce aux Justes, une justice, c’est-à-dire une bonté active qui veille, qui circule – et qui sauve.
10.
C’est à regret que je quitte Alicia Szczepaniak. Un rendez-vous m’attend à une trentaine de kilomètres de Varsovie, en rase campagne ou presque.
Adossée aux profondeurs de la forêt proche avec, devant elle, l’immensité de la plaine, la ferme des Szczesny est située à l’écart du village, à environ huit cents mètres à vol d’oiseau.
Leszek, Maria et Kazimierz Szczesny sont imposants : grands, massifs, les pieds bien plantés sur cette terre noire, blanchie et durcie par le gel. Ils parlent avec simplicité, sans détour, sans se donner le beau rôle, le rôle de gardiens du Bien : le rôle des Justes. À l’époque de la guerre, ils étaient cinq : leurs parents vivaient encore.
Le Juif, lui, était tailleur. Il s’appelait Abraham et sa femme s’appelait Rachel. Les Szczesny les connaissaient à peine : Abraham exerçait dans le village voisin. Un jour du printemps 1943, Abraham est arrivé dans la cour de la ferme, affolé, criant, pleurant… Le père Szczesny déchargeait avec une pelle des pommes de terre d’une charrette à bras.
« “ Ma femme est dans le bois… cachée… Elle est en train de mourir d’épuisement… de faim ! criait Abraham. – Que veux-tu de moi ? répondit Szczesny père. Prends ma pelle et enterre-la ! ”
« Abraham s’est mis à pleurer et à crier plus fort, raconte Kazimierz Szczesny. Alors, ma mère l’a entendu et l’a calmé… Puis elle a pris une casserole pleine de soupe et l’a accompagné… Rachel a mis trois jours à manger cette soupe. Peu à peu, sa santé s’est améliorée. Mais elle est restée très faible pendant toute la guerre. Là-dessus, les bleus sont arrivés et ont menacé mon père : ils cherchaient les deux Juifs… »
Leszek Szczesny intervient :
« En fait, on les avait cachés dans la grange. Ils y sont restés jusqu’à la fin de la guerre… Au début, notre père nous a réunis et nous a mis en garde : c’était la peine de mort pour nous tous si nous étions dénoncés. Puis on a voté…
— Le résultat ?
— On était tous pour… Le père s’était rallié, lui aussi, au bout du compte. »
Nous allons visiter la fameuse grange. Maria Szczesny, la soeur de Leszek et de Kazimierz, explique :
« On les a installés dans la remise où on rangeait notre bois de chauffage. Tous les jours, pour leur porter leur nourriture, je prenais un panier et je faisais semblant d’aller chercher du bois pour nous. Abraham sortait de temps en temps, en faisant attention de ne pas se montrer, pour se dégourdir les jambes. La pauvre Rachel était trop faible pour marcher. Il fallait la porter. Ils venaient aussi à la maison, avec nous, quand il y avait une fête. Alors, quelqu’un restait dehors pour surveiller les environs, au cas où un voisin du village serait arrivé sans prévenir.
— Vous pensiez au danger ?»
Ma question les fait rire. Du danger ? Oui, il y en a eu.
« C’est que… les Allemands sont venus ici, un plein camion, en septembre 1943 ! s’exclame Leszek. Et ils ont voulu passer
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