La force du bien
place ; les Allemands enfin : Juifs d’Allemagne qui avaient pu s’exiler à temps et qui sont revenus après la guerre ; à quoi il faut ajouter un groupe hétérogène de quelques centaines d’émigrés russes établis à Berlin. Je précise toutefois que ces observations et ces chiffres concernent la situation telle qu’elle se présentait en RFA avant la chute du Mur et la réunification. Il faudra un jour se pencher sur la situation qui fut celle des Juifs dans l’ancienne Allemagne de l’Est.
Ici, à Francfort, un jeune homme, Georg Horny, tenu pour un futur responsable de la communauté, répondra à la question que mes interlocuteurs de la synagogue avaient éludée : pourquoi des Juifs vivent-ils toujours en Allemagne ?
« Il faut les comprendre, me dit-il. Ils sont tous malades… malades dans leur tête. Ils vivent ici, mais ils en ont honte. D’autant que, pour la plupart, ce pays n’est même pas celui de leurs pères, c’est la patrie de leurs bourreaux. »
Nathan Lewinson, plus tard, en m’accueillant à une heure tardive dans son salon, à Heidelberg, confirmera le diagnostic de Georg :
« C’est vrai, ils sont malades. Mais je souhaite qu’ils restent ici.
— Pourquoi ?
— Pour priver définitivement Hitler de ce qui serait son essentielle et ultime victoire : une Allemagne Judenrein , “ purifiée ” des Juifs. »
Au-delà du désespoir qu’elle implique, au-delà même de sa pathétique volonté de témoigner d’une présence effective , envers et contre tout, du peuple juif dans le pays qui programma son élimination, le caractère paradoxal de cette affirmation de Nathan Lewinson a le mérite de ne pas masquer une évidence : y compris en Allemagne, il reste des survivants, il reste des Juifs pour témoigner de l’échec in extremis de la sinistre Solution finale .
C’est vrai : Hitler n’a pas réussi à exterminer tous les Juifs, y compris dans son soi-disant « Reich ». Ce fait ne nous autorise pas pour autant à nous croire à l’abri du Mal. Qu’un monde, qu’une Allemagne sans Juifs soient inconcevables, voilà une leçon évidente de l’Histoire, mais une leçon seconde : la première de ces leçons reste bien que ce monde dont les Juifs auraient été radicalement éliminés a cependant été pensé, conçu, programmé – et, en Pologne comme en Allemagne, cet horrible programme a été presque intégralement réalisé.
Cette systématique de l’horreur, suffit-il de la dénoncer pour éviter sa répétition ?
Je me suis souvent demandé si la transmission permanente de la Shoah allait nous préserver à jamais contre un tel retour. Connaître une maladie empêche-t-il de tomber malade ?
On sait bien que non. La preuve en est fournie par l’ex-Yougoslavie, où le « principe » et la pratique de la « purification ethnique » triomphent sous nos yeux.
Peut-être avons-nous commis une faute d’appréciation : nous avons cru qu’il suffisait de montrer la souffrance et l’injustice pour inciter l’humanité à la tolérance et lui faire prendre la violence en dégoût. Nous avons supposé, en somme, que les hommes étaient naturellement bons, mais ignorants. Et nous découvrons, consternés, incrédules, horrifiés, que le bourreau fascine autant que la victime, que le Mal attire autant, sinon plus, que le Bien, « Toute conscience poursuit la mort de l’autre », écrivait crânement Hegel. « Il y a en chaque homme un criminel de guerre en puissance », croit pouvoir enchaîner Rudolf Augstein, directeur du Spiegel . Ces accablantes pensées doivent nous alerter : elles tendent à banaliser le Mal, et c’est le contraire de cette disposition-là qu’ont su, pour leur part, manifester les sauveteurs, les Justes.
Le Bien subjugue le Mal comme l’eau dompte le feu. Parce qu’une coupe d’eau ne suffit pas à éteindre un incendie, faudrait-il en conclure que l’eau est impuissante contre le feu ?
22.
« Sa Majesté le Hasard fait les trois quarts de la besogne », écrivait, le 2 novembre 1759, Frédéric II à Voltaire. Il n’avait pas tort. C’est à Berlin, ville natale de ce roi éclairé, que, dans une maison de l’un des Justes que je viens interroger, je découvre un vieux numéro du Zeit datant du 4 novembre 1988. La page que j’ai en main est à demi déchirée. Elle commence par une phrase qui éveille mon attention :
« En cette nuit du 10 novembre 1938, Wichard von Bredow,
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