La force du bien
d’Utrecht et de Hilversum se sont mises en grève. Ce fut la première et la seule manifestation collective visible des Hollandais en faveur de leurs compatriotes juifs. Par la suite, les mouvements de résistance ont apporté un peu d’aide, mais cette aide est surtout venue d’initiatives individuelles, de sauveteurs mus par la générosité.
Il était là encore essentiel que des Hollandais, libres, défenseurs du respect de l’autre, que des Justes, donc, agissent pour éviter l’anéantissement d’un peuple, et pour préserver ce que le philosophe juif Uriel da Costa, qui vécut à Amsterdam au XVII e siècle, nommait la dignité de l’homme .
23.
Amsterdam : j’aime cette ville marchande, prospère, immense et pourtant compacte, découpée par ses canaux et ses ruelles sous la lumière tendre d’un ciel bas. Je longe la Vilenburgstraat sur le Oude Schaus et je repense à la phrase de Margaret Acher à propos de la Pologne. On m’assure à Amsterdam qu’elle peut, hélas, se transposer et que, s’il fallait mille Hollandais pour sauver un Juif, il suffisait d’un seul Hollandais pour dénoncer mille Juifs.
Victor Halberstadt, professeur d’économie, grand universitaire, sauvé jadis par une de ces chaînes de Justes, le dit sans détour :
« Sans l’aide des fascistes hollandais et la participation active de l’administration, jamais les Allemands n’auraient pu déporter autant de Juifs ! Voyez ce document : c’est un plan d’Amsterdam ; il est très détaillé. Observez ces points rouges, parfois plusieurs pour une même rue, et certains pour un même immeuble : ce sont les résidences juives, leurs appartements, leurs chambres, le nombre de leurs occupants. Cette carte a été réalisée par les fascistes de Hollande. Le fichier central était lui aussi tenu par un Hollandais, Tom Cate. Ces documents administratifs ont été préparés pour les Allemands et leur ont été donnés. Cette collaboration avec les nazis a dû être, du point de vue de ces derniers, “ exemplaire ”. »
Sur ce point, j’interroge Ed Van Thijn, maire d’Amsterdam, lui aussi un rescapé :
« Vous êtes le maire d’une grande ville, avec une administration imposante sous vos ordres. Pensez-vous que, si l’horreur nazie recommençait, l’actuelle administration collaborerait comme celle de jadis en livrant les Juifs à leurs bourreaux ?» Visage rond, larges lunettes rondes, nez pointu, cheveu frisé en touffe dense sur le sommet de la tête, Ed Van Thijn laisse son regard plonger au-dedans de lui-même pour réfléchir, pour chercher de vraies réponses. Ses observations se veulent optimistes. Elles me laissent une certaine amertume, une inquiétude et un doute :
« Oh, je crois que le seul espoir réside en ceci : les jeunes qui travaillent maintenant à la mairie ou dans les différentes administrations de la ville sont si rebelles et indisciplinés qu’ils refuseraient peut-être d’obéir aux ordres collaborationnistes qui leur seraient donnés… »
Pour ma part, je n’en mettrais pas ma main au feu. Je le dis à mon interlocuteur. Il sourit. Lui non plus, j’en ai l’impression, ne tient pas à devoir un jour miser sur cette indiscipline salutaire. D’autant qu’il ajoute que les fonctionnaires disciplinés, eux, feraient comme leurs prédécesseurs : de la délation organisée pour complaire à l’occupant… Lui-même, après mille péripéties qui le protégèrent des rafles, a fini par être dénoncé et arrêté dans les derniers moments de la guerre, juste avant l’arrivée des Américains, des Canadiens et des Brigades juives. Il n’avait que douze ans, mais il était déjà bon à tuer : à cette période, les Allemands avaient décidé de prendre les derniers Juifs des camps hollandais pour les envoyer à Auschwitz. Ed Van Thijn était de ceux-là. C’est alors que les cheminots hollandais, pour la première fois, se sont livrés à une action de résistance décisive en sabotant les voies ferrées pour que les trains ne puissent pas partir. Magnifique geste, auquel, parmi tant d’autres, Ed Van Thijn doit d’être encore en vie.
Je ne peux toutefois m’empêcher de poser une question embarrassante :
« Mais pourquoi ces sabotages destinés à empêcher la circulation des trains de la mort n’ont-ils pas pu être organisés plus tôt ?»
Question sans réponse. Elle fait partie de celles que l’on se renvoie sous forme d’insultes, d’une
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