La force du bien
allemande oblique vers Birschtein-Allfeld. La voiture stoppe devant une auberge. On y entre par une grande salle rustique, et là, assis près de la cheminée, m’attend un homme aux cheveux blancs : Richard Abel. Il se livre sans détour :
« Mes raisons d’agir comme je l’ai fait ? C’est simple : je n’ai jamais été nazi. Quand j’ai été mobilisé, on m’a d’abord envoyé en Pologne, puis sur le front russe. En 1942, là-bas, nous avons été décimés ; les survivants ont été parachutés en Afrique du Nord, d’où ma présence en Tunisie. Le Reich de Hitler, qui devait durer mille ans, m’a volé ma jeunesse… Après l’arrestation de ces cinq jeunes Juifs de Tunis, j’ai décidé de leur venir en aide, comme je l’ai fait pour d’autres hommes, voilà tout. Je dois dire que l’éducation que j’ai reçue de mes parents est essentielle pour comprendre mon attitude à l’égard des Juifs. »
Richard Abel est né en 1916, en pleine guerre mondiale, dans un faubourg de Francfort. Son père s’est battu à Douaumont et à Verdun. Sa grand-mère, une personne très croyante, a élevé les siens dans la foi catholique. C’est l’être, me confie-t-il, dont il s’est toujours senti le plus proche. À la mort de son grand-père, la famille s’installe dans la maison de celui-ci. Deux villas, au coin de la rue, appartiennent à des Juifs. Leurs enfants sont les compagnons de jeu du jeune Richard, et l’on se rend souvent visite d’une demeure à l’autre… La famille Abel faisait de toute évidence partie de ces Allemands qui ont découvert le problème juif avec l’arrivée de Hitler au pouvoir. Mais, phénomène bien plus rare, elle est de celles qui prennent fait et cause pour les Juifs persécutés.
« J’ai toujours considéré les Juifs comme des frères humains, poursuit Richard Abel. Je pense que tout homme a droit au respect et à la vie, quelles que soient la couleur de sa peau, ses opinions ou sa nationalité. Que vous dire de plus ? Je ne voulais pas être fait prisonnier, et la famille Beretvas m’a aidé à quitter Tunis. J’aime ces gens-là comme ma propre famille, c’est vrai. J’ai pourtant été capturé par les Alliés après ma fuite de Tunisie… Dans toute cette histoire, ce qui compte, c’est que nous ayons des frères. »
Lorsque je le quitte, je repasse par Francfort. Je me souviens de mon dernier voyage en cette ville. C’était en 1985. J’y avais rencontré des Juifs, des rabbins – des survivants d’ici et là, de ceux qui ont eu la chance, au moins une fois, d’être considérés comme des frères humains . C’est en leur compagnie que, par le coeur, je vais à présent conclure ce périple allemand.
21.
La grande synagogue de Francfort a survécu à Hitler. Construite à la fin du XIX e siècle, elle est encastrée au milieu des maisons bourgeoises du quartier, et cette configuration l’a protégée. Ne pouvant l’abattre sans détruire le quartier lui-même, les nazis l’ont donc conservée, se contentant, si l’on peut dire, d’en saccager l’intérieur.
« Mais aujourd’hui tout est reconstruit, en moderne », comme me l’a assuré, sans malice, le gardien des lieux.
En effet. Et sans style ! Je me souviens du groupe que j’avais rencontré dans le hall : des jeunes, et quelques personnes âgées. Ils devisaient après l’office de shabbat. M’adressant à eux en yiddish, je leur avais demandé pourquoi ils vivaient en Allemagne… Sourires embarrassés des anciens, qui, sans me répondre, m’avaient à leur tour questionné, voulant savoir d’où je venais, ce que je faisais à Francfort, etc.
Qui étaient donc ces Juifs ? Une étude de Nathan Lewinson, grand rabbin de Baden et de Hambourg, lui-même d’origine allemande et rentré d’exil sous l’uniforme américain, permet de mieux cerner la question.
Les quelque vingt-huit mille Juifs allemands d’aujourd’hui se répartissent en cinq grandes catégories : les survivants illégaux , c’est-à-dire, dans la terminologie des nazis, ceux qui sont parvenus à vivre cachés au sein de la population ; les Juifs privilégiés , autrement dit les « sang-mêlé », ou Mischling , issus de mariages mixtes, souvent recueillis et protégés par des institutions catholiques ou protestantes ; les revenants , Juifs libérés à l’ouverture des camps, pour la plupart originaires des pays de l’Est, mais qui, trop éprouvés, sont restés sur
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