La force du bien
perturbe pas : il amasse des fortunes, s’amuse et fait l’amour. Mais soudain arrive l’imprévisible : l’homme s’habitue à ces Juifs qu’il appelle les Schindlerjuden , les « Juifs de Schindler ». Les fréquentant, les côtoyant tous les jours, il finit même par les aimer. Alors, à travers ce sentiment nouveau, l’idée de leur anéantissement dans les fours crématoires tout proches le bouleverse, et il décide de les aider, au risque même de sa propre vie.
Si Oskar Schindler n’avait pas fini par aimer ces Juifs, que se serait-il passé ? Je tremble à cette question comme à sa réponse, que l’on n’imagine que fort bien. Car l’amour d’Oskar Schindler pour les Juifs était une exception. Freud ne nous a-t-il pas appris qu’il était difficile d’aimer son prochain, sauf si, comme le dit Dostoïevski avec sa cruauté habituelle, « ce prochain n’avait pas de visage » ?
Berthold Beitz n’était pas taraudé par de telles préoccupations. Instinctivement, il a choisi la vie. Des êtres étaient menacés : il les a aidés. Il n’avait pas à les aimer ni à les haïr. J’ai rencontré des Justes qui ont sauvé des hommes pour lesquels ils n’éprouvaient aucune sympathie. « Quand on plonge dans une rivière pour secourir un homme en danger, m’a dit l’un de ces Justes, on n’a pas le temps de vérifier les qualités et les défauts de celui qui se noie : on essaie de le ramener sur la berge. » La relation qu’entretient le Juste avec la Justice n’est pas motivée par sa sympathie pour l’être à sauver. Ce n’est pas la Justice qui fait les Justes, mais ce sont les Justes qui font la Justice .
Berthold Beitz est un Juste. Pourtant, il est le seul, parmi les Justes que je rencontre, à déclarer être fier de son acte. Pour le revendiquer si fort et si haut, ne faut-il pas que cet acte soit exceptionnel ? De là à se considérer comme un personnage d’exception, il n’y a qu’un pas. N’ai-je pas noté que le propre des Justes est leur humilité ? Si Berthold Beitz manquait d’humilité, cesserait-il alors d’être un Juste ?
Mais qu’est-ce que l’humilité ?
C’est, en l’homme, la conscience de ne pas être Dieu. Cela vaut d’abord pour des actions qui risqueraient de placer l’homme sur un pied d’égalité avec Dieu, le sauvetage d’une vie, par exemple. Surtout si l’on suit l’affirmation du Talmud selon laquelle « celui qui sauve une vie, c’est comme s’il sauvait l’humanité tout entière »…
Or les Justes ne se déterminent pas en fonction de notre appréciation ultérieure de leur attitude. Ils ne se déterminent pas non plus par rapport aux textes, aux théories ou aux morales de l’action. Ils se tiennent du côté des actes réels : du côté du geste qui sauve plutôt que de l’idée supposée salvatrice.
Berthold Beitz sait ce que son acte avait d’exceptionnel ; il est donc naturel qu’il le revendique. Mais il sait aussi, avec Montaigne, que « tant sage qu’il voudra, il n’est qu’un homme – et qu’est-il donc de plus caduc, de plus misérable qu’un homme ? »
Il y a des Justes qui sont humbles par ignorance, et d’autres qui le sont par sagesse. À quelle catégorie appartient Richard Abel, que je dois rencontrer prochainement à Birschtein-Allfeld, près de Francfort ?
20.
Je reconnais que l’usage du yiddish, en Allemagne, provoque souvent un malaise qui me réjouit – ou des élans qui m’émeuvent. Ainsi, dans les années quatre-vingt, à Tübingen, au coeur d’une université qui continue de vénérer le souvenir de Kepler, de Hölderlin, de Hegel, cette jeune étudiante qui s’approche, à la fin d’une conférence que j’avais tenue en yiddish, pour me dire : « C’est la part juive de l’âme allemande que j’ai cru découvrir en moi en vous écoutant . » Je pense souvent que, lorsque le monde aura tout oublié d’Auschwitz, il restera deux peuples pour s’en souvenir : les Allemands et les Juifs. Et sans doute est-ce en yiddish qu’ils pourront murmurer : « Je me souviens. »
En quelle langue diront-ils : « Je comprends ?»
Comprendre. J’ai toujours voulu comprendre. Et, dans le cas des Justes, comprendre le mécanisme, les ressorts du Bien. Aussi ai-je choisi, pour quitter l’Allemagne, d’évoquer l’action de Richard Abel. Je le rencontrerai près de Francfort, mais son histoire nous transporte par la pensée en Tunisie, seul pays
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