La fuite du temps
avec
Fernandel. Il est drôle à mort.
— Ça me tente pas
à soir. Je suis fatigué. Je pense que je vais aller me mettre en pyjama et lire
un bout de temps.
J'espère juste
que Gilles me réveillera pas quand il va rentrer.
— Ferme donc le
rideau entre vos chambres, lui suggéra Laurette. Comme ça, s'il allume sa
lumière en revenant de veiller, ça te réveillera pas.
— C'est pas la
lumière qui me réveille, c'est le bruit.
Jean-Louis déposa
le prix de sa pension hebdomadaire sur la table de cuisine avant de disparaître
dans sa chambre qui, ce mois-là, était celle qui se trouvait pourvue d'une
fenêtre.
L'entente imposée
quelques années auparavant par sa mère tenait toujours. Le premier de chaque
mois, les frères changeaient de chambre de manière à ce que chacun puisse
profiter de la fenêtre donnant sur la rue Emmett. Inutile de dire que le
caissier attendait avec impatience le mariage de son frère prévu pour le mois de
juillet.
Il alluma sa
lampe de chevet, endossa son pyjama et pécha un vieux roman d'espionnage à la
couverture écornée dans une boîte glissée sous son lit. Il s'agissait là de son
unique centre d'intérêt auquel il consacrait d'ailleurs une
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bonne partie du
peu d'argent de poche qu'il s'allouait chaque semaine. Il s'étendit sur son lit
sans retirer le couvre-lit à motifs bleus et blancs, mais il n'ouvrit pas tout
de suite leIXE-13 qu'il avait pris sous son lit.
Sa chambre était
vraiment le seul endroit où il pouvait se réfugier. Cela aurait encore été
mieux si elle avait été dotée de quatre murs de manière à lui assurer une
intimité plus complète.
Ce soir-là, il
n'avait même pas le goût de lire tant il était fou d'une colère qu'il avait eu
beaucoup de mal à dissimuler à ses parents. A la seule pensée de sa rencontre
avec Leopold Lozeau, son gérant, il se sentait blêmir et serrait les poings de
rage.
Pour son plus
grand plaisir, le jeune homme avait été transféré à la succursale de la Banque
d'Épargne située coin Dufresne et Sainte-Catherine au début de l'automne
précédent. Lorsque cela s'était produit, il avait immédiatement calculé les
économies que ce transfert allait lui faire réaliser. Dorénavant, il n'avait
plus à payer de billets d'autobus pour aller à son travail. Il avait en outre
la chance de pouvoir venir souper à la maison les jeudis et vendredis, soirs où
la succursale rouvrait ses portes de sept heures à huit heures.
Cependant, ce
plaisir avait été de courte durée. Ses nouveaux collègues de travail avaient
vite remarqué ses manières un peu efféminées et s'étaient mis à le ridiculiser
plus ou moins ouvertement. Si certains s'amusaient à se déhancher en marchant
derrière lui, d'autres trouvaient encore plus drôle de casser le poignet
lorsqu'ils s'adressaient à lui. Bref, il était devenu, au fil des dernières
semaines, la tête de Turc de la plupart des employés de la succursale.
Il avait beau
faire semblant de les ignorer, ces gestes lui faisaient mal au coeur et lui
donnaient des idées meurtrières qu'il se savait bien incapable de mener à
terme.
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Depuis le début
du mois de janvier, il rêvait d'avoir la carrure de Gilles et le courage
physique de Richard pour flanquer une raclée sanglante à Maurice Pronovost et à
Paul Labrie, ses deux principaux tortionnaires. Huguette Bélanger, la
comptable, aurait dû intervenir depuis longtemps pour faire cesser ce
harcèlement, mais elle tenait trop à l'amitié de Labrie, le moniteur, pour s'en
prendre à lui. Pronovost, à titre de commis, dépendait de Labrie.
Si les trois
autres caissiers de la succursale se cantonnaient dans une stricte neutralité,
les commis, par contre, s'amusaient ferme à ses dépens avec la bénédiction du
moniteur.
En fait, la
colère rentrée de Jean-Louis avait une tout autre raison, ce vendredi soir là.
À son retour au travail, après le souper, il avait appris que Michel Neveu, le
plus jeune caissier de la succursale, quittait son poste le lundi suivant pour
commencer une formation de moniteur au siège social de la rue Saint-Pierre. Il
avait été furieux de constater qu'on l'avait laissé de côté pour préférer
offrir de l'avancement à un jeune homme qui avait à peine une année et demie
d'expérience à la banque.
Comment se
faisait-il qu'il ait eu cette promotion? Bien sûr, les deux autres caissières
étaient plus
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