La gigue du pendu
homme, comme pour l’obliger à le voir. Mais le condamné s’entête, refuse de s’arrêter sur lui, et le petit chuchote quelque chose dans sa barbe, et le croque-mort voisin lui jette un coup d’œil sec, prêt à lui décocher une remarque.
« Je vais le crever ! » dit Barney à mi-voix, puis de plus en plus fort, avec urgence, alors que les larmes lui montent aux yeux : « Je vais le crever ! Je vais le crever ! Je vais le crever ! »
Le drapier tient le capuchon, le pasteur en a fini pour aujourd’hui. Même la pluie s’est arrêtée. Soudain, l’homme sur l’échafaud entend les cris du garçon qui jaillissent dans le silence bourdonnant, il tourne la tête à gauche, à droite, comme un dément, scrutant le public, essaie même de s’approcher, bien que le drapier l’en empêche. L’enfant continue de s’égosiller, mais le ramoneur et l’employé des pompes funèbres, déconfits, se taisent. Il faut faire quelque chose ! La foule a faim de spectacle, et du fond de la masse, une voix rugit : « Qu’on en finisse ! », puis une autre : « Assassin ! », et enfin : « Pendez-le ! » En un instant, ce dernier appel est repris, tandis que sur l’échafaud le condamné passe son public au peigne fin, fronçant les sourcils pour essayer de repérer une tête parmi dix mille, jusqu’à ce que, instant de révélation, il le voie enfin. Sa figure terreuse se rétrécit, et l’enfant, fou de désespoir, continue de hurler : « Je vais le crever ! Je vais le crever ! »
Une solide courroie de cuir apparaît, que le drapier attache au cou de l’homme aussi vite qu’un fil de coton.
Le condamné regimbe.
« Non, Barney, non ! Laisse-le ! » s’écrie-t-il, les traits brisés par la peur et le chagrin, et si quelqu’un prenait la peine de l’écouter, il l’entendrait ajouter : « Mon fils ! Barney ! Mon fils ! »
Mais la foule n’a pas d’oreilles. En outre, ses opinions ne peuvent s’afficher qu’en noir et blanc, elle se doit d’être partisane, aussi, ne sachant qui soutenir, elle se met à gronder et, voyant cela, le drapier d’un mouvement vif enfile la cagoule sur la tête du condamné, fait un pas de côté et tire le pêne pour précipiter son sort. La mêlée mugit d’une seule voix, mais l’enfant, comme pour s’assurer que son cri sera le dernier qu’entendra son père, pousse un hurlement strident qui s’élève loin au-dessus de la cohue.
« Papa ! Papa ! Papa ! »
*
Les rues se vident à une vitesse vertigineuse, et tout redevient presque normal dès l’instant où la corde cesse de se balancer. Le public s’écoule en flots par les ruelles. Dans un cliquetis d’ardoises, le jeune homme frêle lâche la cheminée, se glisse le long de la gouttière, enroule son cache-nez autour du cou avec une nonchalance d’acrobate de cirque et se fond dans la masse qui se retire. À présent les fenêtres se ferment, les portes se closent sur le mauvais temps, et une file d’équipages disparaît dans la brouillasse (car les riches n’aiment rien plus qu’assister à « une bonne pendaison »), qui descend à nouveau comme pour un changement de décors. Seul, sur cette scène, demeure l’enfant. Ses voisins, qui se sont enquis de son état (car ce sont des hommes soucieux des autres, qui raconteront à leur épouse qu’ils étaient à côté du petit « qu’on a pendu son père, ce matin », et qu’il pleurait) ont glissé dans sa main glacée une pièce de six pence, puis s’en sont allés à leur travail. Il prend racine sur les pavés, indifférent à la morsure des bourrasques qui tirent sur son court manteau et lui font le nez et les mains de la même couleur que ses yeux rougis. Ses larmes séchées tracent de pâles veines sur ses joues, ses lèvres sont gercées. Pourtant il reste là.
Le gibet, plus sombre dans la bruine, porte encore la trace de son hôte invisible, car la chaîne oscille lentement d’avant en arrière, frissonnant de manière imperceptible sous le poids du pendu, hors de vue. Plus aucune activité sur la place, maintenant, juste une poignée de policiers qui patrouillent dans le périmètre pour s’assurer que le condamné passe l’heure réglementaire sans histoire, et tiennent à l’œil le garçon dont ils ont tous noté la présence solitaire, discutant entre eux, car ce sont de chics types, pour savoir s’ils doivent aller chercher Mr Corns dans ses misérables bureaux de
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