La gigue du pendu
d’œil, et à mi-voix : « Quelle jeune fille adorable, Bob, que je sois pendu si je ne suis pas tout à elle. »
Je n’ai pu soutenir son regard.
Enfin, après une longue récréation passée à observer et à s’émerveiller, notre tour est venu, à moi et mes chiens, ce qui a déclenché un sursaut d’intérêt car presque toute la troupe s’était attardée au lieu de filer au Bell and Leper . Tous ses membres se sont même installés dans la fosse, ou sur le bord de la scène, pour entendre Mr Carrier narrer les « scènes avec les chiens » écrites par Trim. Je devais me concentrer sur ce qu’il disait car Mr Pocock ne m’avait pas encore remis ma copie du texte, ainsi ai-je appris que Brutus et Néron devaient courir jusqu’au rivage sablonneux, bondir par-dessus les rochers, aboyer contre le pirate qui s’était réfugié dans un arbre, déterrer le trésor enfoui dans le sable (en réalité, sous la trappe pratiquée dans le sol de la scène), faire tomber à terre le méchant chef des flibustiers, puis le saisir à la gorge (un tour que tous les chiens de scène devraient pratiquer, mais où beaucoup échouent), ouvrir des barrières, porter des lanternes, et enfin accompagner le héros, l’héroïne et le ballet des enfants lors de la procession triomphale à travers le village, chaque chien transportant dans sa gueule un drapeau de saint Georges ! Nous avons à peu près réussi à tout mener à bien, sous d’encourageants applaudissements. Il subsistait néanmoins quelques numéros, comme chercher le trésor et faire semblant de le déterrer, qu’ils avaient encore besoin de répéter. J’étais cependant très satisfait, et j’ai demandé à Brutus et à Néron d’aboyer en levant la patte par reconnaissance, ce que tous ont admiré. Alors que la troupe s’égaillait, Mr Carrier est venu me taper sur l’épaule.
« Épatant, Chapman, épatant. C’est là une démonstration remarquable d’apprentissage et de docilité. Je crois que le succès est assuré. Nous allons laisser loin derrière nous Mr Hennessey et ses artifices pyrotechniques ! Quand Gouffe, l’homme-singe, arrivera, nous serons au complet, mais c’est vous, Chapman, avec vos brillants animaux, qui serez les étoiles au firmament du Pavilion ! »
J’étais si fier que j’ai failli exploser de joie ! On m’a remis mon texte (l’encre était à peine sèche), Mr Carrier m’a serré la main, puis il s’est éloigné pour parler à Mr Pocock. J’ai cru l’entendre dire : « Excellent, Pocock, excellent », et je me suis imaginé qu’il parlait de moi.
La grande bouche sombre du théâtre s’était tue, car un exode massif avait eu lieu en direction des débits de boissons et des logements proches, quant aux employés, ils se reposaient en attendant la représentation du soir. Seul Mr Lombard et une poignée d’aides travaillaient encore, rangeant les éléments du décor que moi et mes chiens avions utilisés, apportant les rochers nécessaires à Péril et découragement , joué le soir même. Ils ont vite terminé, coupé le gaz et descendu l’énorme lustre pour que Mr Pilcher puisse le tester. J’aurais pu demeurer sur la scène jusqu’à l’arrivée des premiers spectateurs, et je l’aurais sans doute fait si Mr Lombard ne m’avait crié : « Vous ! L’homme aux chiens ! Faites attention ! », avant de laisser retomber le rideau dans un vaste frémissement soyeux.
Et là, la magie s’est dissipée.
*
Dehors, comme dans un décor de Mr Lombard, l’après-midi d’hiver se transformait en soirée, et avec elle un froid mordant s’installait dans les ruelles et les venelles. Je ne pensais pas qu’il y aurait encore du monde aux abords du théâtre, pourtant les alentours étaient pleins de danseuses bavardes et de jeunes femmes, patientant dans l’espoir de voir M. Villechamps pour le supplier de « songer à moi, monsieur, si jamais il y a une défection ». Il y avait aussi des petites filles, qui tapaient du pied, frottaient leurs mains et leurs bras minuscules, attendant, attendant. Demeuraient quelques groupes de mères, toutes bien emmitouflées, qui se sont tournées brièvement vers moi, comme chaque fois que quelqu’un quittait le théâtre. J’étais l’homme aux chiens, un personnage sans importance. C’est en passant devant le dernier cercle des mères avec leur progéniture frissonnante que j’ai cru entendre une voix familière, et me suis
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