La gigue du pendu

arrêté pour mieux regarder. C’est ainsi que j’ai vu – et je suis certain de ne pas m’être trompé – Mrs Gifford parmi elles. Pourtant c’était impossible ! Mais comment confondre sa haute silhouette sèche, bien qu’elle soit tournée vers l’ombre ? Essayant de ne pas être vue. À moins que je n’aie la berlue : quand je suis arrivé au carrefour, j’ai regardé à nouveau et n’ai plus distingué que les silhouettes sombres des mères qui traînaient encore là, d’obscurs flocons suspendus à leurs basques.
    1 - Samuel Johnson, poète et essayiste britannique du XVIII e  siècle. James Boswell, intellectuel et ami de Johnson, rédigea sur lui une biographie qui est demeurée un monument de la littérature de l’époque.

7
    Pilgrim – Un plagiat
    À l’Aquarium, un visiteur m’attendait : Pilgrim. Son couvre-chef exotique avait laissé la place à un haut-de-forme de soie démodé, et il était enveloppé dans un long pardessus couleur rouille qui autrefois avait dû appartenir à un garde. Hormis cela, il avait la même allure que d’habitude : aussi poussiéreux que ses livres, et guère intelligible. Assis sur une chaise près de la cabine de Pikemartin, il avait étanché sa soif en buvant un verre provenant du Two Nuns et avait sans doute retourné la politesse au moins deux fois car il paraissait un peu ivre : son petit visage pointu était rouge aux extrémités (le menton, le bout du nez, les oreilles). Et il ne cessait de se quereller avec son double.
    « Eh bien, Bob Chapman. Je ne suis pas votre garçon de courses. »
    (« Qui a dit que tu l’étais ? Ça va saigner si j’entends ça encore une fois ! »)
    « J’ai du travail, et pas le temps de m’occuper des affaires des autres. »
    (« Laisse tomber, Pilgrim, je m’occupe de lui ! Je vais lui régler son compte ! »)
    « Arrête, pauvre fou ! Bob Chapman est un ami ! »
    Pilgrim est épuisant quand il est de pareille humeur, mais j’ai appris à être patient avec lui et à laisser ses deux personnalités venir à bout de leur différend dans l’espoir que la raison triomphe. Il s’est débattu, combattu lui-même pendant plusieurs minutes, son poing s’est abattu dans sa main deux ou trois fois, il a menacé de se cracher dans l’œil, de s’étrangler jusqu’à ce que mort s’ensuive. Puis, enfin, il s’est apaisé.
    « Bob Chapman, j’ai un message pour vous, de mes voisins. »
    (« Pour lui ? Qui est-ce qui veut de lui ? Les acrobates ? »)
    « Ils ne le veulent pas, pauvre idiot ! Ils l’ont déjà, d’après ça ! »
    Pilgrim a sorti de sa poche un fin papier plié. Une affichette de la plus mauvaise qualité. De la sorte qui se transforme en charpie à la première pluie. Il l’a étalée sur sa cuisse et m’a montré une ligne d’un doigt tremblant.
    « Bob Chapman ? Dans pareil endroit ? »
    (« Peuh ! Bien sûr que c’est lui ! »)
    « Jamais de la vie, espèce de scélérat ! »
    Je lui ai pris l’affichette pour la lire avec soin. De haut en bas. En haut, une couronne, dont jaillissaient des étincelles, en équilibre sur les mots « Royal Crown Theatre » et « Fish Lane », puis au-dessous, en caractères italiques plus petits et pleins d’espoir :
    Là où les anciens rient, où les jeunes soupirent,
    Les étudiants apprennent et les romantiques pleurent
    Plus bas, l’image floue d’un homme en armure luttant contre un chien noir et blanc, et cette légende frappante :
    HISTOIRES (d’auteurs populaires) adaptées pour divertir tous ceux qui visiteront
    LE TEMPLE DES MUSES
    Aux amateurs de CANINS MALINS,
    LES CHIENS DE CHAPMAN
    BRUTUS & NÉRON
    Qui se sont produits sur la scène des principaux théâtres de notre ville
    Dans les sketchs bien connus de :
    LA FORÊT DE BONDY
    PHILIP ET SON CHIEN
    LE TRAFIQUANT ET SON CHIEN
    LE PIRATE ET SON CHIEN
    Et leur insigne maître
    Mr BOB CHAPMAN
     
    Ouverture des portes à 7 h, 9 h, 11 h, etc. Entrée 1 penny.
     
    Établissement de qualité. Interdit de cracher.
    Pendant que je lisais l’affichette une fois, deux fois, Pilgrim s’est assoupi. J’ai retourné le papier. L’ai secoué. J’ai regardé Brutus et Néron, je le leur ai même montré. Puis je l’ai relu. J’ai entendu parler de types qui fauchaient des idées, de plagiaires, même, mais jamais je ne me suis considéré comme suffisamment important pour faire l’objet de leur convoitise ! En vérité, je me sentais