La gigue du pendu
pleins poumons des obscénités qui auraient fait rougir le forçat le plus endurci.
Un tonnerre d’applaudissements a accueilli le Juif qui s’est glissé au piano. Quand il a commencé à promener ses doigts sur les touches, on aurait dit qu’il jouait une symphonie avec les pieds, puis il a tenu la note et, des coulisses, est apparu un saltimbanque mince, au teint mat et aux jambes arquées, portant de hautes bottes et une cape de velours moisi, rabattue. Debout sur la scène, il a levé les mains pour faire silence, et on aurait dit que Mr Macready en personne était venu faire un tour par là.
« Mes bons amis ! s’est-il écrié par-dessus le tumulte. Aujourd’hui, vous allez voir des acrobates.
— Où est l’homme aux chiens ? a demandé quelqu’un.
— Ouais, où qu’y sont, Chapman et ses clébards ? » a renchéri un autre.
Diable, ai-je pensé, moi aussi, j’aimerais bien le voir, ce drôle-là !
Mais l’autre ne l’entendait pas de cette oreille.
« Et puis des chants et des danses – le célèbre tambour au roi Richard – qui l’a perdu quand c’était pas le moment.
— Chapman ! continuaient à crier les spectateurs. Ramenez-le fissa ! »
Le public s’est mis à taper du pied – en d’autres circonstances, j’aurais pu me sentir flatté ! Mais le type sur scène a levé les mains à nouveau en prenant un air contrit.
« Je regrette. Chapman et ses chiens… indisposés… à cause d’une mauvaise bidoche. »
Et voilà tout. L’imposteur mis au rancart, le présentateur a disparu dans un ample mouvement de cape, remplacé par un gars râblé en bas roses crasseux, qui s’est mis à jongler avec quatre balles dépareillées, venant très vite à bout de la patience du public qui s’est mis à scander de plus belle : « Chapman ! Chapman ! » Au bout du compte, un autre chœur a entonné : « Va te faire voir, macaroni ! », et le jongleur, très vite mal à l’aise, a perdu son sang-froid et ses balles. Le tambour a assuré l’intermède, et lui ont succédé trois clowns grimés de blanc. Des acrobates. Bientôt il est apparu qu’il s’agissait d’enfants, mais ils n’étaient pas mauvais. Ils ont commencé par des numéros d’équilibristes et des cabrioles simples. Les plus petits paraissaient moins sûrs d’eux et observaient leur aîné, de loin le plus impressionnant et tout à fait professionnel, bien qu’il soit fort jeune. Il tenait debout sur la tête, en équilibre sur un tonneau et exécutait des sauts périlleux avec aisance. Même le public appréciait, et les quolibets ont fait place aux encouragements, suivis de martèlements de pieds en cadence avec la musique, ce qui a fait tomber des nuages de poussière et de plâtre du plafond, trembler le plancher, mais aussi surgir le présentateur qui a interrompu le numéro en levant les mains.
« On espère que vous aimez le spectacle. »
Ont répondu de nouveaux cris et martèlements. L’autre a encore levé les mains.
« Arrêtez de taper des pieds, s’il vous plaît ! a-t-il déclaré en effectuant un vaste mouvement des bras. Vous allez faire écrouler la baraque ! Et on va tous y rester… »
Un tonnerre de rires a secoué l’assistance, les encouragements et les bruits de talons ont redoublé, accompagnés de rugissements d’approbation. Cela faisait une pause fort bienvenue pour les acrobates : l’atmosphère était chaude et épaisse, et ils soufflaient comme des bœufs. Sur leur visage, la sueur dégoulinait avec le maquillage, et bientôt ils ont été sales et maculés de traînées. Quand l’aîné s’est frotté les yeux, il a ôté une grande partie du blanc. C’est alors que j’ai réalisé que je le connaissais.
C’était lui. Barney.
Je l’ai regardé terminer son tour avec un regain d’intérêt : il s’est mis debout sur les mains, ses acolytes ont placé avec soin une bouteille de champagne sur la plante de ses pieds, et il a traversé la scène ainsi, déclenchant une vague d’applaudissements. C’était un exercice difficile, qu’il avait dû apprendre lorsqu’il fréquentait les foires avec son père, car il s’en est bien tiré, montrant une grande habileté. Oui, c’était un garçon que les gens du cirque auraient été heureux d’accueillir parmi eux, hélas, il était là, chez Tipney, un établissement qu’aucun professionnel de ce nom n’aurait choisi, à moins d’être au bout du rouleau. Ou que son père se
Weitere Kostenlose Bücher