La grande Chasse
sacs de papier. Une précaution inutile, du moins pour cette belle journée. Pas un balancement, pas un trou d'air, juste une légère vibration dans les fesses.
Plus haut, toujours plus haut, pour franchir les croupes boisées qui cernaient ma ville natale. L'horizon s'élargissait, se soulevait en quelque sorte, se drapait de brumes diaphanes. Le sol apparaissait comme un dessin géométrique, des carrés, des triangles, des rectangles, présentant une gamme nuancée de couleurs : le vert profond des prés humides, le jaune éclatant des champs de colza, le ruban argenté du fleuve, les toits rouges et bruns des vieilles maisons.
Ici une auto, là-bas une charrette, plus loin un radeau, et tout au fond, entre deux collines, un train rampant sur les rails : le paysage s'était transformé en une immense mosaïque sur laquelle se déplaçaient toutes sortes de jouets. Un nouveau virage, et la mosaïque bascula en arrière. Levant la tête, je contemplai les nuages. Monterions-nous au-dessus de leur masse floconneuse ? Hélas ! le quart d'heure était écoulé.
Déjà, l'appareil commençait à descendre. Rapidement, la terre approchait, reprenait son aspect familier, retrouvait ses proportions habituelles. Mes parents ne purent s'empêcher de sourire quand, rouge d'émotion et d'enthousiasme, je leur racontai mon premier vol.
Bien plus tard, ils devaient encore sourire lorsque leur fils, devenu un vétéran aux deux mille missions, parlait avec le même enthousiasme de ses aventures en plein ciel.
*
Et ce fut l'été 1939. Un été magnifique, avec des journées pleines de soleil, des nuits tièdes et bruissantes. Une année lourde d'événements graves, d'inquiétudes soudaines, de craintes inavouées. Pour moi, ces vacances furent la fin de ma merveilleuse jeunesse.
Pour la dernière fois, je parcourus les montagnes boisées, rêvai sous les frondaisons des forêts de hêtres, vagabondai le long du fleuve. En compagnie d'Anne, je flânai dans le cloître du monastère de Möllen, écoutai l'orgue à l'église abbatiale de Fischbeck, escaladai les ruines des châteaux forts qui gardaient les défilés. Bronzés et heureux, nous roulions sur ma petite moto à travers les massifs de la Porte-de-Westphalie, escaladions les falaises rouges du Hohenstein, nagions dans les flots verts de la Weser. Dans notre insouciance, nous ne remarquions pas l'orage qui montait à l'horizon politique. Une fille et un garçon, lâchés dans l'univers merveilleux des vacances comment aurions-nous songé un seul instant à ces menaces stupides.
A la fin juin, je m'étais inscrit au cours d'élève-officier de la Luftwaffe. Je voulais joindre l'utile — le méfier des armes — à l'agréable la liberté enivrante de l'aviateur.
Le 5 août, je fus convoqué au centre de recrutement pour subir un examen d'aptitude. Ce fut une véritable épreuve qui devait durer quatre jours. Une commission composée d'officiers, de médecins, de techniciens et de psychiatres ausculta minutieusement le corps et l'esprit des candidats. Le premier jour, nous affrontâmes je ne sais plus combien de spécialistes — oto-rhino, dentiste, radiologue et tutti quand — le second, nous dûmes rédiger des exposés, improviser des conférences, répondre à toutes sortes de questions inattendues. Le troisième, ce fut pire : d'abord, on nous attacha sur le « siège à trois dimensions » pour nous secouer, balancer, précipiter dans tous les sens ; ensuite, on nous fit subir des tests complexes afin de vérifier la rapidité de nos réflexes. Nous dûmes ramper dans des caissons à pression atmosphérique variable, respirer un air raréfié, remonter en tant de secondes des engrenages compliqués. Nous avions l'impression d'être soumis à une version moderne de la torture du Moyen Age.
Le dernier jour était réservé aux épreuves sportives ; course de vitesse et de fond, saut en hauteur et en longueur, lancement du disque et du javelot, barre fixe, natation et boxe. Le soir, nous apprîmes que, sur les cinq candidats de mon groupe, deux étaient reçus. L'un de ces heureux élus était moi.
27 août 1939.
Depuis midi, notre école est transformée en caserne. L'armée rappelle des réservistes. A Varsovie, à Berlin et le long de la frontière germano-polonaise, les événements se précipitent. Toute la nuit, les facteurs vont courir dans les rues pour distribuer des convocations individuelles.
28 août 1939.
Le gouvernement du Reich décrète
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