La grande Chasse
pour les études. Forcé de faire un choix, je décidai de sécher désormais les cours de chimie et de biologie. Tribius ne s'en aperçut qu'au bout de six mois. Mais alors, sa colère éclata, et il exigea mon exclusion définitive.
Je fus convoqué chez le proviseur. Je mentirais en disant que je pénétrai dans le cabinet du « patron » avec une assurance parfaite. Le proviseur, grand, élégant, un énorme cigare entre les dents, m'impressionnait terriblement. Retranché derrière son énorme table de travail, il me scruta d'un regard froid, légèrement ironique. A côté de lui, affalé dans un fauteuil, Tribius, le crâne luisant, ressemblait à un gnome hargneux.
Le « patron » l'air glacial, continuait à me considérer fixement, et je me sentais de moins en moins à mon aise. Encore une minute de cet examen silencieux, et j'allais prendre la fuite. Enfin, il me demanda pour quelle raison j'avais « omis » d'assister aux cours du professeur Tribius.
J'aurais pu inventer un mal de gorge, ou des brûlures d'estomac — une de ces excuses classiques qu'ont invoquées et invoqueront encore des générations de lycéens. Mais j'avais décidé de dire la vérité. Non pas par amour fanatique des vérités qui ne sont pas bonnes à dire, mais tout simplement pour ne pas me faire traiter de sale petit menteur. En outre, j'espérais qu'une franchise totale m'éviterait le pire. Je déclarai donc que l'enseignement de M. Tribius me paraissait trop sec, trop monotone. En un mot, il m'ennuyait.
Tribius faillit en avoir une attaque. Le « patron » fut sidéré. Il s'était attendu à un prétexte banal et transparent. Pendant cinq bonnes minutes, il tonna comme Jupiter. Quant à ses foudres, il les réserva à ce pauvre Tribius. J'en entendis une partie à travers la porte, et j'eus sincèrement pitié du malheureux qui n'osait même pas se défendre.
L'affaire se solda par un blâme, punition toute platonique. Et Tribius fit de son mieux pour rendre ses cours plus intéressants.
Cette même année, au début de l'automne, je rencontrai, sur le parquet ciré de l'Ecole de Danse, mon premier grand amour. Lise était blonde et svelte. Je l'adorai avec toute la fougue romantique de mes seize ans. Malheureusement, son père était avocat, sa mère une dame très collet monté qui regardait de haut ce fils d'un simple sergent de ville.
Lise, elle, paraissait beaucoup plus compréhensive. Régulièrement, elle apprenait par coeur les petits poèmes que je lui dédiais. Elle était fière d'avoir pour amoureux un « écrivain ». J'avais en effet commencé à écrire des reportages, et même quelques nouvelles, que je vendais aux journaux régionaux. Ainsi, je gagnais largement mon argent de poche.
Un an plus tard, j'adorai Anne, tout aussi blonde, mais aux formes nettement plus opulentes. Je lui offris les mêmes poèmes — après avoir substitué, dans les titres, son nom à celui de Lise. A son tour, elle les apprit par coeur.
Je leur étais reconnaissant, à l'une comme à l'autre, de m'aimer malgré ma crinière flamboyante et mes innombrables taches de rousseur. Aujourd'hui encore, Lise et Anne sont parmi mes souvenirs de jeunesse les plus chers, avec le club d'aviron, les promenades le long du fleuve, les excursions dans les montagnes des environs. Souvenirs émouvants et qui consolent de bien des choses...
Cependant, je leur fus infidèle, je les oubliai le jour où je devins aviateur. Cela se passa le 6 juin 1938. Ce jour-là, je reçus mon baptême de l'air.
Un vieil appareil de transport, réformé mais encore solide, était venu se poser dans les vastes prairies qui bordent le fleuve en amont de la ville. Pour quelques marks, on avait droit à un circuit d'un quart d'heure.
Au début de l'après-midi, je montai dans la carlingue et, le coeur battant, je fus attaché sur un siège. Le moteur lancé, le gros avion s'ébranla, roula en cahotant sur le sol inégal et, arrivé à l'extrémité de la prairie, pivota pour se placer face au vent. Puis, dans un hurlement qui me parut merveilleux, il prit de la vitesse, esquissa deux ou trois bonds et décolla.
Je volais !
Déjà, dans un large virage ascendant, la terre se dérobait sous nos ailes. Nous montions tranquillement, sans le moindre heurt. Devant mon siège, accrochée au dossier des premiers fauteuils une petite boîte portait l'inscription « En cas de malaise, servez-vous ! ». Curieux, je soulevai le couvercle. La boîte contenait des
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