La grande Chasse
des cours d'instruction ordonne de poursuivre immédiatement l'entraînement.
Je me suis lavé les mains pour enlever le sang. Les mécaniciens m'attachent sur le siège. Je sens les battements affolés de mon cœur se percuter jusque dans ma gorge. Le décollage est rapide. Les 2000 chevaux du moteur arrachent le lourd appareil dans un hurlement assourdissant. Au premier virage, comme je louche instinctivement vers la terre, je vois, du coin de l'oeil des taches de sang sur ma combinaison de vol. Aussitôt, l'image du mort se superpose au tableau de bord. Et j'ai peur — une peur blême, livide, ignoble. Heureusement, personne ne peut s'en apercevoir !
Pendant plusieurs minutes, je tourne au-dessus du terrain. Peu à peu, mes nerfs se calment. J'entame un large virage et m'apprête à atterrir. Tout se passe bien. Deux fois encore, je décolle pour me poser sans la moindre difficulté.
Avec des gestes maladroits, je repousse le hublot et me hisse sur l'aile. Comme je saute à terre, je me rends compte que mes genoux s'entrechoquent.
L'apparition soudaine de notre chef, le colonel von Kornatzki, n'arrange pas les choses. Ses yeux gris fer me scrutent durement.
— Alors, vous avez eu peur ?
— Heu... oui, mon colonel.
— Une mauvaise habitude. Dépêchez-vous de la perdre !
Il se détourne. Je voudrais rentrer à cent pieds sous terre.
14 octobre 1940.
Ce matin ont eu lieu les obsèques du sous-officier Schmitt. J'étais un des six aspirants qui portaient le cercueil.
Vers la fin de l'après-midi, deux élèves de la 3e escadrille sont entrés en collision, au-dessus du terrain. Par hasard, je suis encore un des premiers à atteindre le point de chute des appareils encastrés l'un dans l'autre. De l'amas informe des tôles crevées où grésille l'essence, je retire l'un des pilotes. Son crâne n'est plus qu'une bouillie de chair,d'os, de matière cérébrale...
A cette cadence, je m'habituerai vite à la vue des cadavres les plus horribles.
17 octobre 1940.
Werneuchen n'est qu'à quelques kilomètres de la banlieue berlinoise.
Je peux donc me permettre de passer régulièrement le week-end dans cette grande ville que j'aime de plus en plus. Je descends dans un des petits hôtels du quartier de la Friedrichstrasse. Le samedi soir, je fais le tour des bars et des petites boîtes de nuit. Le dimanche est réservé aux musées et théâtres. Je m'amuse, je m'instruis, j'apprends à connaître la vie.
Quel malheur que mon portefeuille ne soit pas mieux garni !
8 novembre 1940.
Ordre du groupe de chasse : les aspirants Hopp, Harder et Knoke, l'adjudant Kuhl et le mécanicien de bord Hense, s'envoleront avec l'appareil CEKE (un Junker 160) pour Münster-Lod-denheide, afin de prendre livraison de trois Messerschmitt 109 qu'ils conduiront à Werneuchen.
Ce vieux CEKE est un avion de transport de la Lufthansa, mobilisé dans l'aviation de guerre.
Du fait du mauvais temps, nous ne pouvons décoller que vers 10 heures du matin.
A peine l'appareil a-t-il quitté le sol que nous avons des ennuis. Impossible de rentrer la partie gauche du train ; l'appareil n'arrive pas à s'élever normalement. Kuhl, crispé sur le manche, maintient péniblement le taxi à peut-être cinquante mètres. Au bout de vingt minutes, le mécanicien réussit à dégager la « jambe » coincée du train. Nous grimpons jusqu'à deux cents mètres. Kuhl me cède la place, et, pendant que je m'installe aux commandes, retourne dans la carlingue où les autres sont vautrés dans leurs confortables fauteuils.
Je contourne Berlin par le sud, puis, longeant l'autostrade, je mets le cap sur l'ouest.
Sur la gauche, émergent de la brume les antennes de Köenigswusterhausen. A présent, nous volons légèrement plus haut que les sommets des gigantesques pylônes — à environ trois cents mètres.
Soudain, je me rends compte que le moteur ne tourne pas rond. La pression de l'alimentation d'essence baisse brusquement. Malgré mes efforts, l'appareil perd de l'altitude.
Le moteur cafouille, émet une série de hoquets et, finalement, s'arrête pour de bon. Tournant la tête, je hurle dans la carlingue :
— Atterrissage forcé ! Attachez-vous !
A côté de moi, le mécanicien lève les bras pour se protéger le visage.
Sous mes ailes, une forêt de haute futaie, à gauche, tout un ensemble d'installations industrielles, à droite, une étroite bande de terrain reboisé. C'est là que je vais me poser les jeunes arbres amortiront
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