La guerre de l'opium
méticuleux ?
L’enfant sait que consommer l’opium est strictement prohibé, même si les fumeries sont partout et toujours pleines à craquer ; cette interdiction, placardée sur des affiches calligraphiées avec soin, de telle sorte qu’elles puissent être lues par ceux qui ne possèdent que les rudiments de la langue écrite, personne ne la prend vraiment au sérieux.
Pour preuve : à Canton, ces établissements sont désormais plus nombreux que les maisons de thé !
Ce que l’enfant ignore, c’est que ce sont les Anglais qui ont introduit l’opium en Chine comme un produit de masse, désormais consommé par plusieurs millions de Chinois.
Pour se donner du courage, il serre à présent de toutes ses forces l’étui à pinceau enfoui au fond de sa poche.
Enveloppé dans un mouchoir rouge, cet élégant tube de bambou si doux au toucher, patiné par les ans et gainé de soie jaune à l’intérieur, a toujours été son bien le plus précieux. Dedans, il a rangé un magnifique petit pinceau en poils de loutre dont le manche en bois de santal porte les marques des générations de lettrés qui l’ont utilisé. L’étui et son pinceau lui ont été offerts par son père, le jour où il a accompli sept ans et coiffé le bonnet viril tandis qu’un prêtre confucéen prononçait les formules en chinois archaïque du Rituel des Zhou qui transforment un jeune garçon en un être adulte et responsable.
De toutes ses forces, pour conjurer le sort, l’enfant repense aux mots que son père lui a glissés comme si de rien n’était, sur les marches mousseuses du temple ancestral encore noyé dans la brume, au milieu de son immense parc recouvert d’une forêt de stèles érigées en l’honneur des anciens, le jour où il lui a remis ce présent :
Cet étui, il faut le garder précieusement sur toi. Il sera le compagnon des jours les plus cruciaux de ton existence. Il te servira et tu t’en serviras… Un jour, mon fils, tu repenseras à ce que je te dis aujourd’hui.
Puis son père a sorti un mouchoir rouge de sa poche et en a enveloppé l’étui. Ce dont l’enfant s’est étonné.
— Est-ce que cet étui est plus précieux que le pinceau qui est à l’intérieur ?
L’enfant savait déjà que les pinceaux en poils de loutre étaient très prisés par les calligraphes en raison de la finesse et de la précision des traits qu’ils permettent de laisser sur la feuille.
— Les pinceaux en poils de loutre, tu en trouveras d’autres. Un autre étui comme celui-ci, c’est impossible !
— Pourquoi, papa ?
— Tu finiras par le savoir… un jour ! Du moins je te le souhaite !
L’enfant a en mémoire le sourire énigmatique de son père, juste à ce moment-là.
Cette bouffée de souvenirs des jours heureux vécus en compagnie de celui qui lui a déjà appris tant de choses est à présent si forte qu’il ne peut s’empêcher de fermer les yeux une fraction de seconde.
Alors, comme la bouffée d’air pur après les miasmes du fond du puits, lui reviennent les images de son père lui expliquant le monde alentour, depuis les formes des vases anciens jusqu’au nom des arbres et à celui des insectes qui se posent sur les vasques des jardins d’agrément au coucher du soleil. Celui-là, c’est un tripode Ding… il était utilisé pour cuire le millet avant de l’offrir aux ancêtres… ça, c’est un arbre aux écus, tu bois la décoction de ses feuilles en tisane et tu vivras dix mille ans de plus… regarde un peu la jolie libellule rousse, elle ne vole que pendant une journée, puis elle meurt, emportée par les vents… cette effigie, vois-tu, elle représente Mulian, un jeune homme très pieux qui croyait en Bouddha, et qui n’hésita pas à descendre aux enfers pour y retrouver sa maman qui y était perdue…
Sans les explications de son père, les choses n’auraient pas eu d’âme et l’enfant n’aurait jamais su de quoi le monde où il vivait était fait…
Lorsqu’il rouvre les yeux, voilà que le poignard du bourreau dessine un horrible damier sur le dos nu de son père, comme s’il était question d’y faire disputer une partie d’échecs par des démons gui malfaisants, ces créatures mi-oiseaux, mi-mammifères qui hantent les maisons lorsque les rituels de purification adéquats n’ont pas été mis en œuvre.
Comme la plupart des calligraphes, le père de l’enfant est un bon joueur d’échecs et il a transmis cette qualité à son
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