La guerre de l'opium
dragon en crevant puis en énucléant les yeux de son père. Enlever les yeux à un cadavre est la pire des offenses car elle lui interdit de voir le chemin de l’au-delà. L’enfant veut vérifier que les globes oculaires de son père ne lui ont pas été arrachés. Rassemblant ce qui lui reste de forces, il fait un pas pour se placer dans l’axe de sa tête, ferme les yeux puis, à force de volonté, les rouvre et constate avec soulagement que ceux de son père sont toujours là… mais parfaitement vides et vitreux.
La mort a balayé leur couleur, leur éclat, leur transparence, leur tendresse…
Son père aurait-il eu la chance de ne pas assister à son propre supplice ? L’enfant le souhaite ardemment. S’il en avait le courage, il invoquerait tous les dieux susceptibles d’exaucer cette demande, y compris les Vieux Immortels des îles Penglai, ces morceaux de terre arrachés au continent sur lesquels les arbres sont en jade et leurs fruits en or et qui flottent sur la mer de Chine posés sur le dos de trois tortues géantes…
Le visage de son père fait penser à celui des statues impavides du bouddha Cakyamuni, debout dans la grande salle de prière de la pagode de l’Oie Sauvage où il est arrivé à l’enfant d’aller chiper - après avoir trompé la surveillance des bonzes - des bananes, des mandarines, des pêches et des colliers de fleurs déposés là, dans d’immenses plateaux de cuivre, par les dévots en quête de délivrance.
Délivrer son père. L’ôter des mains qui l’ont découpé en dix mille morceaux. L’emporter très loin de cette aire où les flaques de boue sont rougies par son sang. Recoudre son cadavre pour qu’il puisse être enseveli entier, à la confucéenne, faute de quoi les démons pénétreront à l’intérieur de son tombeau et ne le laisseront jamais reposer en paix…
Enfin, l’enfant se met à pleurer. Il sait qu’il le peut car tout est fini.
Aux pieds de son père au bout de l’agonie, il y a encore la cangue couverte de sang caillé dans laquelle il a été exposé la veille aux crachats de la foule devant la porte de la prison centrale. L’enfant avise au sol une pancarte renversée où il est écrit en caractères de chancellerie K : « Dix Mille Couteaux seront portés aux trafiquants de venin des cigales. »
Malheur, le bourreau revient. L’enfant recule de plusieurs pas et, pour s’y fondre, réintègre la foule qui se disperse lentement.
Après avoir regardé alentour, il avise un homme d’âge mûr à la face simiesque mangée par d’immenses bésicles qui le font ressembler à une caricature de lettré.
— Pardon, m’sieur… Je souhaiterais savoir ce que signifie « venin des cigales »…
— Tu sais donc lire ? Quel âge as-tu ?
— Treize ans, m’sieur.
— Les salauds d’officiers de marine anglais portent des jaquettes courtes sur le devant et longues sur le derrière, voilà pourquoi on les appelle des « cigales »… Quant au venin, c’est ce qu’ils transportent dans leur navire et dont ils inondent sans vergogne cette malheureuse ville ! soupire le singe fait homme en levant les yeux au ciel.
— Mais qu’est-ce qu’ils transportent dans leurs navires, les nez longs anglais ?
— De l’opium, mon petit. Il y a des siècles, c’était un médicament et on l’appelait « pâte de félicité et de longévité ». Aujourd’hui, on parle plutôt de « boue noire » à juste titre ! Ces barbares d’Anglais achètent à très bas prix de l’opium en Inde et ils le transportent jusqu’ici où ils le vendent à des brigands de l’espèce de celui-ci !
— Il paraît qu’il suffit d’en prendre une seule fois pour ne plus pouvoir s’en passer, n’est-ce pas, m’sieur ?
— Pire que ça. La prise quotidienne d’opium, ça te rend fou à lier. Tu en prends une minuscule boulette et tu ne sens plus rien, ni le plaisir ni la douleur. D’ailleurs, si le bourreau n’avait pas fourré dans la bouche de cet homme le fusil à opium, il serait mort depuis longtemps. La douleur aurait provoqué l’arrêt complet des Cinq Organes et la sidération des Six Viscères L … explique l’homme aux bésicles.
— Vous êtes médecin ?
— Exact, mon petit !
— Est-ce que cet homme est déjà mort ? lâche-t-il en désignant le cadavre de son père.
— Bientôt, après qu’il se sera vidé de tout son sang, ses souffles
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