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La guerre de l'opium

La guerre de l'opium

Titel: La guerre de l'opium Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jose Frèches
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ligaments au bout, et jamais par le milieu car cela pourrait provoquer l’arrêt cardiaque libérateur.
    Ne rien couper qui soit de nature à abréger la terrible souffrance du supplicié : tel est l’objectif auquel les bourreaux dûment formés à l’exercice - il n’y en a guère que deux ou trois par grande ville susceptibles de respecter un tel cahier des charges - doivent consacrer tout leur art.
    Le condamné aux Dix Mille Couteaux doit assister au spectacle de sa propre mort.
    Sa souffrance doit le conduire aux extrêmes limites de l’inconscience, sans jamais l’y faire tomber. Tout tient dans la subtilité de ce va-et-vient parfaitement maîtrisé auquel procède l’exécutant dont l’instrument doit passer à toute vitesse de l’acharnement à la pose, des coupures superficielles aux entailles plus profondes, qui arrachent à sa victime des cris d’orfraie ou - ce qui est encore plus insupportable à entendre - de longs soupirs de désespoir.
    Sous le tranchant de la lame effilée du couteau qui glisse comme un pinceau sur le torse de son père, des perles de sang commencent à pointer. Lorsqu’elle arrive sur sa poitrine, la main droite du bourreau plante la dague dans les chairs et s’en sert comme d’une vrille pour en extraire une petite boule de viande que sa main gauche lance à toute volée sur la foule. Les gens s’écartent. Personne ne veut toucher ce morceau dont le contact pourrait porter malheur. L’enfant hésite. Doit-il ramasser cet élément paternel pour le placer plus tard sur l’autel des ancêtres   ? Un chien galeux et efflanqué se charge de mettre un terme à ses tergiversations.
    L’enfant, dont le cœur s’est mis à battre comme un carillon affolé, déploie alors mille efforts pour ne pas détourner les yeux.
    Il se revoit avec son père dans la salle des supplices de la pagode de la Compassion. Les tortures de l’enfer y sont exposées sur les murs. Jusque-là, il croyait ne jamais voir pire que ces rochers hérissés de pointes de fer sur lesquels sont jetés les ambitieux et les orgueilleux, ces planches entre lesquelles sont sciés, comme de vulgaires troncs d’arbres, les parricides, ces charbons ardents qu’un diable met dans le ventre de la femme adultère, à la place des entrailles qu’il vient de lui arracher, ce clou qui perce la langue des menteurs et cette roue de fer broyant le torse du scélérat qui a mis le feu à son quartier…
    Mais ces bas-reliefs en stuc destinés à frapper par leur saisissant réalisme l’imagination des croyants et à les dissuader d’accomplir de mauvais karmas ne pèsent rien à côté de ces Dix Mille Couteaux qui sont infligés à un être fait de chair et de sang…
    De toutes ses forces, l’enfant s’accroche par la pensée à l’image de son père   ; pas à celle de maintenant, plutôt à celle d’avant, à celle du temps où son père lui apprenait les mille et une choses que l’« homme de bien J   » doit connaître.
    Le bourreau, dont un long tablier de cuir recouvre la robe brodée d’animaux bénéfiques, porte un masque de dragon à cornes. Dans sa main gauche, il tient une minuscule pipe à opium yandou {2}   qu’il fait fumer à son père. Et celui-ci, yeux révulsés vers le ciel, en aspire à fond la fumée avec délectation. Que voit-il   ? Qu’entend-il   ? Que ressent-il   ? Pourquoi se laisse-t-il faire à ce point, sans se débattre ni gémir   ?
    L’enfant se perd en conjectures. Fou d’angoisse, il ne comprend toujours pas pourquoi son père ne crie pas et qu’il a presque l’air heureux.
    C’est la deuxième fois qu’il le voit fumer la pipe à opium. Tout en continuant à le regarder se faire découper, il repense à la première, environ deux ans plus tôt.
    Il le voit entrant dans l’une de ces innombrables fumeries qui jalonnent la rue parallèle à celle de son échoppe de calligraphe. En passant devant à la sauvette, l’enfant y a aperçu des corps d’hommes allongés sur des matelas, en train de fumer. De leurs pipes minuscules s’échappaient de fines volutes bleues qui finissaient par former un voile de brume d’où n’émergeait que le scintillement des loupiotes disposées sur les tables de chevet de ces loques humaines.
    L’opium   ! Son père est-il opiomane   ?
    Il frissonne car, malgré son jeune âge, il hait déjà l’opium.
    Et si c’était pour l’exemple que ce bourreau masqué découpait son père en petits morceaux avec des gestes

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