La guerre de l'opium
fils.
À Canton, les calligraphes professionnels habitent tous le même quartier, celui des « Trois Trésors du Lettré », la pierre à encre, le pinceau et le papier. Les rues des « Trois Trésors », comme on a coutume d’appeler cette partie de la ville, sont un peu moins boueuses que celles des autres quartiers commerçants, surtout celles des restaurants où les mendiants accroupis dans la fange mangent les os de poulet, les arêtes de carpe ou de poisson-chat, les épluchures de légumes et les graines de pastèque qui tombent de la bouche des clients.
Il est vrai que dans le quartier des Trois Trésors, on trouve assez peu de mendiants, comparé à ceux du Panier Jaune ou des Remèdes, et en revanche beaucoup d’échoppes de calligraphes. Il y en a de toutes sortes : les plus luxueuses, aux murs de briques crues s’élevant sur deux étages, avec salon d’attente au rez-de-chaussée pour leurs riches clients ; les plus pauvres, pièces uniques entre quatre planches, donnant directement sur le trottoir, où deux personnes peuvent à peine tenir ensemble.
De taille raisonnable, l’échoppe de son père est dépourvue de salle d’attente mais dispose néanmoins d’une réserve fermée où il range ses pinceaux, ses pierres à encre ainsi que les différents types de papier utilisés par les écrivains publics. L’enfant y a passé des heures, à comparer la qualité des feuilles soigneusement empilées sur des étagères : papiers lisses destinés à la paperasse officielle, sur lesquels l’encre court comme la pluie sur la feuille du bananier ; papiers grumeleux pour la correspondance privée et la littérature, qui absorbent l’encre au premier contact du pinceau ; papiers de soie réservés à la poésie, sur lesquels les sceaux à la cire rouge laissent fièrement la trace des poètes ; papiers de riz destinés aux dieux : transparents comme des ailes de papillon de nuit ou des élytres de mouche, ils servent de support aux formules magiques des officiants taoïstes « d’où les mots doivent être capables de s’envoler »… Chaque famille de papier possède ainsi une vocation particulière à laquelle correspond un style calligraphique : classique, archaïque, cursif, moderne, exalté, radieux, relatif, fulgurant, sage, dont certains sont si sophistiqués qu’ils ne peuvent être lus que par ceux qui les ont inventés…
La calligraphie est un art où le corps tout entier s’investit, s’implique, marque, trace, transmet ; une pratique où le pinceau et le bras doivent former un tout indissociable ; une danse où tous les éléments sont reliés ensemble selon un implacable enchaînement : l’encre, le papier, le pinceau, la main, le poignet, le bras, le torse, la tête, l’esprit, l’âme, le vide… et le plein !
Cet art presque martial, tant il suppose de contrôle de soi, est réservé aux lettrés qui sont les chevaliers du pinceau.
Pour devenir un lettré, il faut apprendre par cœur les formes de plusieurs milliers de caractères et s’entraîner à les reproduire sous la direction d’un calligraphe. Aussi, nul ne peut devenir lettré tout seul car il n’y a, dans la façon d’écrire, aucune place pour l’improvisation. Observer et reproduire, au millimètre près, les gestes du maître sont les deux mamelles de l’apprenti lettré. Mais l’enfant, malgré son âge, a déjà dépassé ce stade. Grâce à son père, l’homme qui est en train de mourir, il connaît l’art de choisir le bon pinceau et celui de frotter la pierre à encre afin d’obtenir la bonne texture, et surtout il est déjà capable d’écrire les caractères à sa façon à lui. Si son père pouvait continuer à le former, il serait apte à inventer un style qui lui serait propre, ce qui ferait de lui un maître !
Sachant que très peu de gens pratiquent la langue écrite, les échoppes des calligraphes ne désemplissent guère jusqu’à une heure avancée de la nuit, ce qui est également le cas des établissements du quartier des « Plaisirs Charnels et Spirituels », situé trois rues plus loin, un inextricable dédale de ruelles où les lanternes multicolores des maisons ne s’éteignent qu’au lever du soleil.
Avant, l’enfant adorait aller traîner en cachette, avec Liu et Zhang, deux voisins également fils de calligraphes, dans ce quartier où les gens qui en ont les moyens dépensent sans compter.
Il y a découvert toutes sortes de restaurants, de maisons
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