La guerre de l'opium
de thé et de bordels devant lesquels des fillettes aussi outrageusement maquillées que de vieux comédiens d’opéra hèlent les passants et leur vantent la marchandise qui se trouve à l’intérieur. Des nuées de mendiants tous plus collants les uns que les autres guettent la sortie des clients. À un client satisfait, il est possible de soutirer une piécette de cuivre par la simple flatterie, en lui murmurant qu’il possède la plus belle hampe de jade de la ville et que les cris de la belle qu’il enfourchait quelques instants plus tôt s’entendaient jusque sur le trottoir… Certains soirs, les marins britanniques au « nez long », car tel est le nom donné ici aux étrangers, sont plus nombreux dans les ruelles que les Chinois eux-mêmes. Ils déambulent bras dessus, bras dessous, conduits par des interprètes qui les emmènent d’un endroit à l’autre, au gré du niveau de leurs bourses : lorsque leurs poches sont pleines, dans de luxueux établissements, où les filles sentent l’eau de jasmin et commencent par leur soutirer un liang d’argent pour caresser leur sexe avec la pointe de leur langue ; et lorsqu’elles sont plates, dans d’infâmes claques qui puent la mauvaise haleine et où les vieilles putains en sueur expédient leur service minimum à la chaîne… Cette prostitution à grande échelle permet au moins à la Chine de récupérer auprès des Anglais une petite partie de l’argent dont ils la délestent en lui vendant son opium.
À force de suivre les « nez longs » dans les allées du jardin des plaisirs tarifés, l’enfant connaît déjà tout du sexe, même s’il ne l’a jamais pratiqué. Un jour, une ample et secourable mère maquerelle attendrie par son aspect juvénile l’a laissé entrer dans le salon principal de son établissement. Au milieu des filles assises, comme il se doit, sur leurs hauts tabourets, jambe gauche repliée sous la fesse, la droite offrant au client la vision de leur pied cassé, et qui gloussaient autour de lui comme des poules, il a pu feuilleter un gros album où il a vu des dames et des messieurs entièrement nus dans toutes sortes de positions. Leurs contorsions bizarres le firent hurler d’un rire nerveux qui lui valut d’être chassé comme un malpropre du bordel par un gardien gigantesque au crâne rasé malgré la clameur de protestation des filles.
À croire, à présent, que le bourreau au masque de dragon s’est transformé en calligraphe dont le pinceau est un couteau… À croire que le corps supplicié de son père est devenu papier… Le pinceau-couteau parcourt les chairs, fouaille à l’intérieur, en extirpe délicatement des morceaux pour aller plus profond, charcute en un tournemain les biceps et les pectoraux, fait jaillir les tendons des lambeaux de muscles, en détache subtilement les artères et les veines. En même temps, le pinceau-couteau dessine à l’encre de sang de mystérieux caractères cursifs sur la peau-papier, que l’enfant est bien incapable de lire.
L’horreur est absolue, indicible, insupportable.
Soudain, un murmure parcourt l’assistance, telle une onde à la surface d’un lac immobile où un caillou vient de tomber. Un des voyeurs présents esquisse même un applaudissement : les trois gardiens lèvent leurs oriflammes rapiécées. L’enfant, stupéfait, ne sait pas que c’est le signe que le supplice est bientôt terminé. La foule, qui le sait, soupire de soulagement. Le rituel macabre va s’achever et le bourreau au masque de dragon se change en monstrueux musicien : d’un geste théâtral, il se met à pincer les tendons et les nerfs de son père comme s’ils étaient les cordes d’un pipa {3} puis il cesse de jouer sa macabre mélopée et abandonne la scène.
Loque humaine déshabillée des pieds à la tête de sa peau et de ses chairs d’où suintent de pâteuses humeurs, son père n’est plus qu’un long étui laqué de sang.
— Ouf ! C’est presque fini… murmure une matrone située juste derrière l’enfant et dont il peut sentir l’haleine fétide par-dessus son épaule.
— Ce criminel a dû accomplir des actes abominables pour qu’on ne lui ait pas crevé les yeux avant de commencer à le découper ! lâche la voix tremblante d’un mendiant que l’atroce spectacle n’empêche pas de tendre la main alentour.
Alors, l’enfant se met à craindre que l’un des gardes présents n’achève la terrible besogne du bourreau au masque de
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