La guerre de l'opium
favorable, murmura le militaire avec une œillade appuyée.
Bowles préféra ne pas donner suite. Il n’avait pas suffisamment d’argent et il ne devait pas se disperser s’il voulait arriver à ses fins. À regret, il déposa la statuette sur la longue table recouverte de feutrine où s’entassaient les merveilles de toutes sortes qui allaient être mises aux enchères.
Un quart d’heure plus tard, la vente commençait et John Bowles se trémoussait d’impatience sur sa chaise pliante.
Autour de lui, les autres acheteurs étaient tout aussi excités. Au bout de deux heures, après que la statuette de diagnostic eut donné lieu à une bataille acharnée entre plusieurs soldats qui n’y avaient perçu que des connotations sexuelles, il régnait dans la cour des Lamas l’atmosphère électrique de toutes les salles des ventes lorsque les prix s’envolent. Les dizaines de soldats présents, emmitouflés dans leurs houppelandes de campagne faites de drap si épais qu’elles tenaient debout toutes seules, s’agitaient et vociféraient comme de beaux diables. Le lot suivant atteignit la somme faramineuse de mille dollars or. Il s’agissait de deux lions d’or que les empereurs mandchous avaient fait patiner avec de la poudre de bronze pour les protéger de la cupidité des domestiques - hélas nombreux à la cour de Chine ! -, capables d’user de mille subterfuges pour faire main basse sur tout ce qui brillait un peu trop. Enfin, l’objet que Bowles convoitait fut mis aux enchères. Dague à la main dont il frappait la table avec le plat en guise de marteau d’ivoire, le sous-officier auquel le général Grant, commandant en chef des troupes britanniques, avait confié le soin de vendre à l’encan ce qui avait pu être sauvé à l’issue de la prise du palais d’Eté se mit à hurler : — Dix livres sterling pour ce coffret en dentelle d’argent !
Dix livres ! Pas une livre de moins. Les enchères commencent… Dix livres… Qui dit mieux ?
Bowles, aussitôt, leva le bras. Une première fois, puis une autre, encore une suivante et ainsi de suite. Il lui fallait ce coffret à sceaux. Le prix grimpait car ils étaient plusieurs à se le disputer. Au fur et à mesure que les enchères montaient, les uns puis les autres lâchaient prise, si bien que quand le sous-officier finit par hurler : « Trente-cinq livres ! Trente-cinq livres pour cette belle boîte en délicate dentelle d’argent ayant appartenu à l’empereur Daoguang en personne ! », ils n’étaient plus que deux, Bowles et un artilleur écossais.
Celui-ci continuait à renchérir, appuyé contre un énorme tripode de bronze rempli de sable qui barrait l’extrémité de la cour et où finissaient de se consumer des centaines de bâtonnets d’encens.
À quarante livres, l’artilleur baissa enfin le bras. Il était hors jeu.
Bowles, haletant et en nage, leva une dernière fois le bras.
— Quarante-cinq livres ! Quarante-cinq livres sterling ! Qui dit mieux ? Personne ? C’est à vous ! Adjugé à ma gauche pour quarante-cinq livres ! conclut le sous-officier en frappant l’ultime coup du plat de son épée.
John Bowles était heureux comme un gosse. Il n’était même pas contrarié par le saut opportun de cinq livres que ce bougre d’officier s’était arrangé pour introduire entre les dernières enchères : il n’y a pas de petits profits. En tout état de cause, il avait décidé de casser sa tirelire et fût allé jusqu’à soixante livres si cela avait été nécessaire pour posséder cette boîte.
Comme toutes les merveilles vendues aujourd’hui, le coffret appartenait au Yuan Mingyuan, en chinois Jardin de la Clarté céleste, dit aussi le palais d’Été, qui venait de faire l’objet d’un monstrueux saccage de la part des troupes françaises et britanniques.
En Chine, on appelle « jardins » les palais impériaux construits dans des parcs savamment aménagés, plantés d’arbres immenses et parsemés d’essences rares. Des paysages naturels plus vrais que nature, qui semblent s’étendre à perte de vue grâce aux perspectives rabattues faites pour tromper l’œil, y sont reconstitués avec leurs mers et leurs lacs, leurs rivières et leurs torrents, leurs cascades et leurs rochers, leurs collines et leurs montagnes, leurs plaines herbeuses et leurs déserts de pierres, tous parfaitement artificiels et derrière lesquels il est très difficile de voir
Weitere Kostenlose Bücher