La guerre de l'opium
rationnaire ou la moindre épluchure ; la famine, dont l’immense manteau planait au-dessus des survivants, les miasmes qui rôdaient autour des mêmes ; les résidus d’odeur de viande grillée à la mongole qui embaumaient l’air et vous faisaient monter l’eau à la bouche, après des semaines où il avait fallu se contenter de l’infâme ordinaire des soldats du corps expéditionnaire, lorsqu’on passait à portée des maisons patriciennes désertées et - hélas ! - vidées de fond en comble…
La sonnerie de clairon qui marquait la fin de la vente interrompit la rêverie de John Bowles. Il remit promptement le document dans la poche de son manteau et referma le précieux coffret avant de le caler sous son bras.
John regagna la cour où la vente venait de s’achever.
— Bravo à tous ! Bravo à tous ! hurla le sous-officier à l’assistance, cette vente a rapporté 123 000 dollars à la couronne britannique !
C’était là une somme faramineuse et le signe que tous les participants avaient, pour la circonstance, mobilisé leurs économies. Il faut préciser que les hommes du rang avaient perçu la veille leur solde, opportunément versée avec plusieurs jours d’avance.
Bowles sentit deux mains s’appuyer sur ses épaules.
C’était le général Grant.
Aux pieds de Grant, sanglé dans son grand uniforme de commandant en chef du corps expéditionnaire britannique, se trémoussait Rockett, un chien « pékinois F » au museau écrasé et aux yeux globuleux qui suivait partout le généralissime.
— J’espère au moins que ces maudits Français nous sauront gré d’avoir œuvré dans la transparence la plus totale en organisant cette vente publique ! lui souffla Grant qui essayait toujours de faire en sorte que Bowles écrivît de bons papiers à son sujet et le dessinât sous le jour le plus avantageux.
À côté du général se tenait un jeune homme au visage sympathique et au crâne étonnamment chauve pour son âge. C’était le consul adjoint Thomas Wade G .
Éminent sinologue, Wade était devenu l’interprète de lord Elgin, l’ambassadeur plénipotentiaire, et occupait les mêmes fonctions auprès du commandant en chef des troupes britanniques.
— Les Français n’ont pas l’habitude de prendre ce genre de gants… Si vous aviez vu leurs soldats embarquer sans vergogne tout ce qui leur tombait sous la main ! C’était horrible ! lâcha Wade, d’un air dégoûté.
— Figurez-vous que je m’en suis vertement plaint à mon collègue Cousin-Montauban ! fit le général anglais.
— Je sais ! Votre altercation a franchi les murs de toile de votre tente, mon général ! Le pillage du palais d’Été ne passera pas inaperçu… glissa l’interprète, la mine déconfite.
Le 6 octobre, à défaut de pouvoir s’emparer facilement de Pékin dont les autorités, à l’abri de ses remparts hermétiques, refusaient de se rendre, les troupes alliées avaient décidé de s’en prendre au Versailles chinois, qui n’en était distant que de douze kilomètres.
Mais comme toujours, dans cette improbable et chaotique entente franco-anglaise qui n’était rien d’autre qu’une paix armée, c’était à qui damerait le pion à l’autre : alors qu’elles étaient censées entrer en même temps dans le Yuan Mingyuan, les troupes de Grant et celles de Cousin-Montauban s’étaient lancées dans une drôle de course à l’échalote, chacun tentant d’y pénétrer le premier.
En ce jour funeste où les Occidentaux s’apprêtaient à saccager l’une des merveilles du monde, il régnait une chaleur accablante et Bowles, qui suivait la progression des soldats anglais, avait été frappé de constater à quel point ils paraissaient embarrassés par leurs bagages. La vérité était que la troupe réclamait de la gnole et que celle-ci semblait avoir un certain mal à arriver. Bref, tout était prétexte à traîner les pieds, ce dont les hommes de Grant, de plus en plus maussades et irritables, ne s’étaient pas privés. Pour ne rien arranger, pendant la nuit, la nouvelle que les Français s’étaient déjà massés devant la porte sud du palais d’Été avait irrité au plus haut point leur commandant en chef.
Le lendemain, alors que les troupes anglaises continuaient à être engluées dans leurs difficultés logistiques, Cousin-Montauban avait laissé ses hommes enfoncer les portes de la résidence d’été du Fils du Ciel. Il
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