La guerre de l'opium
confiée à deux hommes, deux vétérans. Lord Elgin, un aristocrate d’origine écossaise au caractère bien trempé et quelque peu arrogant, avait été gouverneur de la Jamaïque et du Canada. Quant au baron Gros, bien plus falot que son homologue anglais, c’était un diplomate chevronné qui jouissait de la confiance personnelle de Napoléon III.
Véritables « invincibles armadas », les flottes des deux pays avaient été renforcées tandis que de nombreuses troupes fraîches venaient revigorer leurs forces usées par le climat et les mauvaises conditions de vie infligées aux hommes du rang.
C’est ainsi qu’au petit matin du 1er août 1860, après moult hésitations et déconvenues, une vague de deux mille hommes de troupe issus des deux corps expéditionnaires respectivement commandés par les généraux Grant et Cousin-Montauban avaient débarqué à Beitang, un gros village de pêcheurs situé à une portée de fusil des faubourgs de Tianjin. Ils étaient accompagnés de deux cents coolies cantonais qui traînaient tout leur matériel (canons, échelles et autres munitions), de mulets ainsi que d’une section du génie et d’un détachement médical.
Avant la prise de ce port qui sert toujours à Pékin de débouché maritime, trois éprouvantes semaines s’étaient écoulées au cours desquelles les troupes des corps expéditionnaires avaient pataugé sous la pluie et dans la boue des lagunes, essuyé l’attaque de quatre mille cavaliers tartares repoussée in extremis par le détachement de cavalerie des sikhs, s’étaient emparées de la forteresse de Tanggu où elles avaient provoqué un carnage et enfin, les 21 et 22 août, pris d’assaut et réduit les forts de Dagu après de terribles combats à l’arme blanche.
Tianjin tombée, l’objectif suivant était Pékin.
Sous un ciel de plomb et par des chaleurs étouffantes, la marche vers la capitale avait été, comme c’était prévisible, semée d’embûches. Attaques-surprises d’une soldatesque mandchoue aux abois, négociations de paix sollicitées par l’entourage de l’empereur Xianfeng et vastes offensives d’une cavalerie tartare jetant ses dernières forces dans la bataille s’étaient succédé comme autant de chausse-trappes.
De tous ces événements, Bowles, qui faisait partie des correspondants de presse autorisés à couvrir les opérations militaires, avait été le témoin privilégié, mêlé aux soldats, se protégeant comme il pouvait des tirs croisés, les yeux sur les corps à corps et les mains sur ses carnets de dessins et de notes qu’il protégeait des intempéries en les rangeant dans une sorte de gibecière en toile goudronnée. Le seul moment où le journaliste s’était senti accomplir un acte esthétique, c’était lorsqu’il avait dessiné, en faisant abstraction des mares de sang qui le maculaient et des cadavres dont il était jonché, le célèbre pont de Bali Qiao, un élégant ouvrage de pierre et de marbre construit vers 1650 sous les Ming et qui permettait de franchir le canal reliant Pékin à Tongzhou.
Avec la prise du Bali Qiao par les troupes du général Cousin- Montauban E , à l’issue d’un mémorable combat au corps à corps, c’était l’ultime verrou qui tombait, ouvrant la voie à la marche triomphale vers la capitale des deux corps expéditionnaires usés par l’effort et éprouvés par les pertes humaines subies malgré leur écrasante supériorité militaire.
Notre reporter n’était pas près d’oublier les derniers jours de l’expédition anglo-française, jusqu’à ce fameux 5 octobre, soit une semaine auparavant jour pour jour, où il avait enfin découvert les hautes murailles de briques grises derrière lesquelles les Mandchous avaient édifié leur capitale, mais aussi les cortèges de femmes et d’enfants en guenilles fuyant devant l’ennemi et qui descendaient vers la mer en laissant derrière eux tout et le reste ; la proportion croissante, au fur et à mesure qu’on approchait de Pékin, des mendiants et des infirmes qui, forcément, n’avaient pas pu s’enfuir pour se mettre à l’abri ; les exactions des soldats occidentaux, pillant les débits de boisson pour se soûler à l’alcool de sorgho sous l’œil bienveillant de leurs officiers, car l’ivresse permet d’aller au combat sans avoir peur ; les rats, ces charognards croque-morts qui surgissaient d’on ne sait où, dès qu’on jetait par terre le moindre morceau de biscuit
Weitere Kostenlose Bücher