La guerre de l'opium
captivité, à Tanegashima, il ne s’était pas passé de jour sans qu’il pensât à ce moment où il pourrait enfin sortir ce très gros scoop qui mitonnait depuis des mois dans sa tête comme un gigot de douze heures. Cette obsession de journaliste était pour beaucoup dans l’acharnement qu’il avait mis à s’évader de cette île-prison où il avait croupi. Mais, tout compte fait, il valait mieux qu’il eût attendu car à présent, grâce à ce coffret à sceaux, il détenait la preuve éclatante de ce qu’il allait dévoiler à ses lecteurs.
Plus personne n’oserait contester ses dires.
Mais la démarche de Bowles, au-delà de celle du journaliste d’enquête animé par la passion de la vérité, répondait aussi à une exigence de justice.
Révéler le fameux rébus, c’était aussi dénoncer les agissements criminels de certains et, de ce fait, les obliger à rendre des comptes, au moins devant l’opinion publique occidentale, en espérant qu’elle fît pression sur les gouvernements respectifs de la France et de la Grande-Bretagne, les deux principales puissances concernées.
Entre 1847, date où il avait eu vent de la première partie de l’« histoire », et aujourd’hui, où il refermait son dernier chapitre, pas moins de treize ans s’étaient écoulés.
Treize ans, ce n’était pas grand-chose dans la vie d’un homme, et pourtant Bowles avait l’impression d’une éternité tant les péripéties et les événements s’étaient bousculés.
Au cours de ces années de tension terribles, l’Empire du Milieu et l’axe anglo-français avaient affûté leurs crocs, s’infligeant mutuellement de terribles morsures, et la guerre de l’opium C s’était envenimée. La situation avait vite tourné à l’avantage des Occidentaux, eux qui avaient déjà au Moyen Âge volé leur poudre à canon aux Chinois et su en faire un usage bien plus efficace et cruel que les feux d’artifice. À coups d’ultimatums et d’épreuves de force, d’abord à Canton à la fin décembre 1857 puis à Shanghai l’année suivante, l’étau anglo-français s’était progressivement resserré sur le régime mandchou. Au mois de juin 1858, la grande ville portuaire de Tianjin était tombée sans combattre devant le corps expéditionnaire de la reine Victoria et de l’empereur Napoléon III… Il ne restait plus qu’à remonter le canal qui menait à Pékin en deux jours de navigation et la capitale serait à portée de ces canons capables de tuer d’un coup une cinquantaine de Chinois.
Pris à la gorge, l’empereur Xianfeng, jusque-là inconscient du drame qui se nouait à une portée de fusil de son trône, avait accepté de signer le traité de Tianjin D , un texte scélérat encore plus humiliant et inégal pour cette pauvre Chine que les accords précédents et leurs emprises coloniales au profit des Occidentaux. Mais lorsqu’il s’était agi d’appliquer ce texte léonin, les autorités chinoises, sans jamais se dévoiler ni se rebeller, avaient lambiné, marché en crabe, tergiversé. En décidant de jouer la montre, elles usaient de cette carte maîtresse dont les Chinois savent toujours se servir à merveille : ne jamais dire non… tant qu’on n’a pas dit oui…
Ainsi le traité de Tianjin était-il peu ou prou demeuré lettre morte jusqu’à ce que la France et l’Angleterre se décident à frapper un grand coup en présentant leur flotte armée au large des forts de Dagu, qui défendaient l’accès au port de Tianjin. Mais le 25 juin 1859, alors que les alliés, non sans une certaine naïveté - on ne se méfie jamais assez de l’eau qui dort ! -, croyaient la voie libre, les batteries chinoises cachées dans les fortins avaient ouvert le feu par surprise sur le navire amiral anglais Plover , blessant à la tête et aux jambes James Hope, le commandant en chef de la flotte britannique. Le Plover dérivant, Hope avait réussi à sauter in extremis sur la canonnière Opossum , d’où il avait assisté au carnage des forces alliées par les artilleurs chinois.
Pour l’alliance anglo-française, c’en était trop. D’autant que le 5 juillet, le régime mandchou promulguait un édit impérial où était préconisée « l’extermination des barbares français et anglais ».
Il ne restait plus qu’une issue, marcher sur Pékin et faire rendre gorge au Fils du Ciel.
Les préparatifs de cette mise à mort à deux mains avaient duré un an. Elle avait été
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