La Guerre Du Feu
balançait sa queue d’où semblaient alternativement jaillir l’ombre et la lumière. Cependant, freux et corneilles croassaient sur les squelettes de l’hémione et du tigre : désappointés devant ces ossements où ne demeurait aucun filandre, ils partaient, en vols obliques, vers les restes du daim. Là, deux épais vautours cendrés barraient la route. Ces bêtes au col chauve, aux yeux d’eau palustre, n’osaient toucher à la proie des félins. Elles tournaient, elles biaisaient, elles dardaient leur bec aux narines puantes et le retiraient, avec un dandinement stupide ou de brusques essors. Puis, immobiles, elles semblaient plongées dans un rêve, inopinément rompu d’un sursaut de la tête. À part la rousseur mobile d’un écureuil tout de suite noyée dans les feuilles, on n’entrevoyait point de mammifères : l’odeur des grands félins les maintenait dans la pénombre ou tapis au fond d’abris sûrs.
Naoh croyait que le souvenir des coups d’épieu avait ramené le lion géant ; il regrettait cette action inutile. Car l’Oulhamr ne doutait pas que les fauves sauraient se comprendre et qu’ainsi chacun veillerait à son tour près du refuge. Des récits roulaient par sa cervelle où éclataient la rancune et la ténacité des bêtes offensées par l’homme. Parfois la fureur enflait sa poitrine ; il se levait en brandissant sa massue ou sa hache. Cette colère s’apaisait vite : malgré sa victoire sur l’ours gris, il estimait l’homme inférieur aux grands carnassiers. La ruse, qui avait réussi dans la pénombre de la grotte, ne réussirait pas avec le lion géant ni avec la tigresse. Pourtant, il n’entrevoyait pas d’autre fin que le combat : il faudrait ou mourir de faim sous les pierres, ou profiter du moment où la tigresse serait seule. Pourrait-il compter entièrement sur Nam et sur Gaw ?
Il se secoua, comme s’il avait froid ; il vit les yeux de ses compagnons fixés sur lui. Sa force éprouva le besoin de les rassurer :
– Nam et Gaw ont échappé aux dents de l’ours : ils échapperont aux griffes du lion géant !
Les jeunes Oulhamr tournaient leurs faces vers l’épouvantable couple endormi.
Naoh répondit à leur pensée :
– Le lion géant et la tigresse ne seront pas toujours ensemble. La faim les séparera. Quand le lion sera dans la forêt, nous combattrons, mais Nam et Gaw devront obéir à mon commandement.
La parole du chef gonfla d’espoir la chair des jeunes hommes ; et la destruction même, s’ils combattaient avec Naoh, semblait moins redoutable.
Le fils du Peuplier, plus prompt à s’exprimer, cria :
– Nam obéira jusqu’à la mort !
L’autre leva les deux bras :
– Gaw ne craint rien avec Naoh.
Le chef les regardait avec douceur ; ce fut comme si l’énergie du monde descendait dans leurs poitrines, avec des sensations innombrables, dont aucune ne rencontrait de mots pour s’exprimer, et, poussant le cri de guerre, Nam et Gaw brandissaient leurs haches.
Au bruit, les félins tressautèrent ; les Nomades hurlèrent plus fort, en signe de défi ; les fauves expiraient des feulements de colère... Tout retomba dans le calme. La lumière tourna sur la forêt ; le sommeil des félins rassurait les bêtes agiles qui, furtivement, passaient le long de la rivière ; les vautours, à longs intervalles, happaient quelques lambeaux de chair ; la corolle des fleurs se haussait vers le soleil ; la vie s’exhalait si tenace et si innombrable qu’elle semblait devoir s’emparer du firmament.
Les trois hommes attendaient, avec la même patience que les bêtes. Nam et Gaw s’endormaient par intervalles. Naoh reprenait des projets fuyants et monotones comme des projets de mammouths, de loups ou de chiens. Ils avaient encore de la chair pour un repas, mais la soif commençait à les tourmenter : toutefois, elle ne deviendrait intolérable qu’après plusieurs jours.
Vers le crépuscule, le lion géant se dressa. Dardant un regard de feu sur les blocs erratiques, il s’assura de la présence des ennemis. Sans doute n’avait-il plus un souvenir exact des événements, mais son instinct de vengeance se rallumait et s’entretenait à l’odeur des Oulhamr ; il souffla de colère et fit sa ronde devant les interstices du refuge. Se souvenant enfin que le fort était inabordable et qu’il en jaillissait des griffes, il cessa de rôder et s’arrêta près de la carcasse du daim, dont les vautours avaient pris peu
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