La Guerre Du Feu
de chose. La tigresse y était déjà. Ils ne mirent guère de temps à dévorer les restes, puis le grand lion tourna vers la tigresse son crâne rougeâtre. Quelque chose de tendre émana de la bête farouche, à quoi la tigresse répondit par un miaulement, son long corps coulé dans l’herbe. Le lion-tigre, frottant son mufle contre l’échine de sa compagne, la lécha, d’une langue râpeuse et flexible. Elle se prêtait à la caresse, les yeux mi-clos, pleins de lueurs vertes ; puis elle fit un bond en arrière, son attitude devint presque menaçante. Le mâle gronda – un grondement assourdi et câlin – tandis que la tigresse jouait dans le crépuscule. Les lueurs orangées lui donnaient l’aspect de quelque flamme dansante ; elle s’aplatissait comme une immense couleuvre, rampait dans l’herbe et s’y cachait, repartait en bonds immenses.
Son compagnon, d’abord immobile, roidi sur ses pattes noirâtres, les yeux rougis de soleil, se rua vers elle. Elle s’enfuit, elle se glissa dans un bouquet de frênes, où il la suivit en rampant.
Et Nam, ayant vu disparaître les fauves, dit :
– Ils sont partis..., il faut passer la rivière.
– Nam n’a-t-il plus d’oreilles et plus de flair ? répliqua Naoh. Ou croit-il pouvoir bondir plus vite que le lion géant ?
Nam baissa la tête : un souffle caverneux s’élevait parmi les frênes, qui donnait aux paroles du chef une signification impérieuse. Le guerrier reconnut que le péril était aussi proche que lorsque les carnivores dormaient devant les blocs basaltiques.
Néanmoins, quelque espérance demeurait au cœur des Oulhamr : le lion-tigre et la tigresse, par leur union même, sentiraient davantage le besoin d’un repaire. Car les grands fauves gîtent rarement sur la terre nue, surtout dans la saison des pluies.
Lorsque les trois hommes virent le brasier du soleil descendre vers les ténèbres, ils conçurent la même angoisse secrète qui, dans le vaste pays des arbres et des herbes, agite les herbivores. Elle s’accrut quand leurs ennemis reparurent. La démarche du lion géant était grave, presque lourde ; la tigresse tournait autour de lui dans une gaieté formidable. Ils revinrent flairer la présence des hommes au moment où croulait l’astre rouge, où un frisson immense, des voix affamées s’élevaient sur la plaine : les gueules monstrueuses passaient et repassaient devant les Oulhamr, les yeux de feu vert dansaient comme des lueurs sur un marécage. Enfin le lion-tigre s’accroupit, tandis que sa compagne se glissait dans les herbes et allait traquer des bêtes parmi les buissons de la rivière.
De grosses étoiles s’allumèrent dans les eaux du firmament. Puis l’étendue palpita tout entière de ces petits feux immuables et l’archipel de la voie lactée précisa ses golfes, ses détroits, ses îles claires.
Gaw et Nam ne regardaient guère les astres, mais Naoh n’y était pas insensible. Son âme confuse y puisait un sens plus aigu de la nuit, des ténèbres et de l’espace. Il croyait que la plupart apparaissaient seulement comme une poudre de brasier, variables chaque nuit, mais quelques-uns revenaient avec persistance. L’inactivité où il vivait depuis la veille mettant en lui quelque énergie perdue, il rêvait devant la masse noire des végétaux et les lueurs fines du ciel. Et dans son cœur quelque chose s’exaltait, qui le mêlait plus étroitement à la terre.
La lune coula dans les ramures. Elle éclairait le lion géant accroupi parmi les herbes hautes et la tigresse qui, rôdant de la savane à la forêt, cherchait à rabattre quelque bête. Cette manœuvre inquiétait le chef.
Cependant, la tigresse finit par avancer tellement sous le couvert qu’on aurait pu livrer combat à son compagnon. Si la force de Nam et de Gaw avait été comparable à la sienne, Naoh aurait peut-être risqué l’aventure. Il souffrait de la soif. Nam en souffrait davantage : encore que ce ne fût pas son tour de veille, il ne pouvait dormir. Le jeune Oulhamr ouvrait dans la pénombre des yeux de fièvre ; Naoh lui-même était triste. Il n’avait jamais senti aussi longue la distance qui le séparait de la horde, de cette petite île d’êtres, hors laquelle il se perdait dans la cruelle immensité. La figure des femmes flottait autour de lui comme une force plus douée, plus sûre, plus durable que celle des mâles...
Dans son rêve, il s’endormit de ce sommeil de veille que la plus légère
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