La Guerre Du Feu
par centaines, allongeaient leurs épieux lisses, étincelants et courbes.
Le soir revenait. De nouveau, les nuages résumaient la splendeur des choses, la nuit carnivore s’abattait comme un brouillard violâtre et le Feu se mettait à croître. Les Oulhamr lui servaient une nourriture copieuse. Il dévorait goulûment le bois de pin et les herbes sèches, il haletait en rongeant le saule, son haleine devenait âcre en traversant les tiges et les feuilles humides. À mesure qu’il grandissait, son corps devenait plus clair, sa voix plus ronflante ; il séchait la terre froide et repoussait les ténèbres jusqu’à mille coudées. Tandis qu’il ajoutait aux viandes, aux châtaignes et aux racines une saveur pénétrante, le grand mammouth venait le regarder. Il s’y accoutumait, il prenait plaisir à sa caresse et à son éclat, il fixait sur lui des yeux pensifs et considérait les gestes de Naoh, de Nam ou de Gaw, jetant des rameaux, des branches ou des gramens dans ses gueules écarlates. Peut-être entrevoyait-il, vaguement, que la race des mammouths serait plus forte encore si elle pouvait s’en servir.
Un soir, il vint plus près que de coutume, avançant la trompe et flairant les souffles qui s’élevaient de cette bête aux formes changeantes. Il s’arrêta, si immobile qu’il semblait un roc de schiste ; puis, saisissant une grosse branche, il la tint un moment suspendue et la jeta au milieu des flammes. Elle fit jaillir un vol d’étincelles, craqua, siffla, fuma et s’enflamma. Alors, secouant la tête avec un air de contentement, il vint poser sa trompe sur l’épaule de Naoh, qui n’avait pas fait un geste. Saisi de stupeur et d’admiration, il crut que les mammouths savaient entretenir le Feu, comme les hommes, et il se demanda pourquoi ils passaient leurs nuits dans le froid et dans l’humidité.
Depuis ce soir, le grand mammouth se rapprocha encore des Nomades. Il aidait à ramasser la provision de bois, il alimentait le feu avec sagacité et prudence, il rêvait dans la clarté cuivreuse, pourpre ou cramoisie, selon les phases de la flamme. Des notions neuves grossissaient dans son énorme crâne, qui établissaient un lien mental entre lui et les Oulhamr. Il comprenait plusieurs paroles et beaucoup de gestes ; il savait lui-même se faire comprendre : en ce temps, les propos qu’échangeaient les hommes ne dépassaient pas des actions immédiates et très prochaines ; la prévoyance des mammouths et leur connaissance des choses avaient atteint à leur apogée Ainsi, leur chef réglait quelque temps à l’avance la mise en marche de la peuplade, lorsqu’on entrait dans des territoires suspects ou énigmatiques, il se faisait précéder d’éclaireurs ; son expérience, guidée par une mémoire tenace, nourrie par la réflexion, avait de la variété et de l’envergure. Avec moins de précision que Naoh, il n’en avait pas moins certaines conceptions sur les eaux, les plantes et les bêtes : il entrevoyait la succession des périodes mornes et des périodes fertiles de l’année ; il discernait grossièrement le cours du soleil et ne le confondait pas avec celui de la lune. S’il avait parlé la langue des hommes il n’eut guère paru plus fruste qu’Aghoo et ses frères il aurait même exprimé certaines choses que le vieux Goûn lui-même ne concevait point.
Car si les hommes, depuis des milliers de siècles, accroissaient et affinaient leur entendement par tout ce qu’avaient palpé et transformé leurs mains, les mammouths développaient, à l’aide de leur trompe ingénieuse, maintes notions qui demeuraient étrangères aux hommes. Mais, réduit à quelques intonations et à quelques signes, le langage des colosses ne pouvait traduire tout ce qu’ils savaient ; les plus subtils restaient murés dans une solitude cérébrale ; aucune réflexion multiple ne pouvait se combiner avec une autre, ou se répandre par ce fleuve de la tradition orale qui, chez les hommes, emportait, rassemblait, variait intarissablement l’expérience, l’invention et les images... Néanmoins, la distance n’était pas encore infranchissable. Si la tradition des mammouths se bornait à l’imitation d’actes et de gestes millénaires, à la transmission de ruses et de tactiques, à une éducation simple sur l’usage des objets ou les devoirs envers la communauté et les individus, ils avaient l’avantage d’un instinct social plus ancien que celui des hommes et d’une
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