La Guerre Du Feu
longévité qui favorisait l’expérience individuelle. Car l’homme n’était pas construit pour vivre autant de saisons qu’un mammouth, et il était beaucoup plus sujet à périr accidentellement : il ne pouvait pas compter sur une protection très efficace ; la haine de ses semblables le menaçait non seulement au-dehors, mais au sein de la horde même. Aussi existait-il moins d’hommes que de mammouths ayant reçu de la vie une leçon à la fois durable et nombreuse. Et Naoh percevait chez son colossal compagnon, dont une longue existence laissait intactes la vigueur, la souplesse et la mémoire, dont l’œil, l’ouïe et l’odorat gardaient leur jeunesse, une intelligence qu’il jugeait supérieure à celle du vieux Goûn, dont les souvenirs étaient vastes, mais dont les jointures devenaient raides, les mouvements lents et indécis, l’ouïe dure et la vue trouble...
Cependant, les mammouths continuaient à descendre le cours du Grand Fleuve et, déjà, leur route s’éloignait de celle qui devait ramener les Oulhamr vers la horde. Car le fleuve, qui d’abord suivait la route du nord, s’infléchissait à l’orient et allait bientôt remonter vers le sud. Naoh s’inquiétait. À moins que le troupeau ne consentît à abandonner le voisinage des rives, il allait falloir le quitter. Et c’était une très douce habitude que de vivre parmi ces compagnons énormes et bénévoles. Après tant de sécurité, les solitudes semblaient plus féroces. Là-bas, sous l’automne pluvieux, dans la forêt des fauves, sur l’immense prairie pourrissante, ce serait jour et nuit l’embûche et le guet, la brutalité de l’élément et la perfidie du félin.
Naoh, un matin, s’arrêta devant le chef des mammouths et lui dit :
– Le fils du Léopard a fait alliance avec la horde des mammouths. Son cœur est content avec eux. Il les suivrait pendant les saisons sans nombre. Mais il doit revoir Gammla au bord du grand marécage. Sa route est au nord et vers l’occident. Pourquoi les mammouths ne quitteraient-ils pas les bords du fleuve ?
Il s’était appuyé contre une des défenses du mammouth ; la bête, pressentant son trouble et la gravité de ses desseins, l’écoutait, immobile. Puis elle balança lentement sa tête pesante, elle se remit en route pour guider le troupeau qui continuait à suivre la rive. Naoh pensa que c’était la réponse du colosse. Il se dit :
« Les mammouths ont besoin des eaux... Les Oulhamr aussi préféreraient aller avec le fleuve... »
La nécessité était devant lui. Il poussa un long soupir et appela ses compagnons. Puis, ayant vu disparaître la fin du troupeau, il monta sur un tertre. Il contemplait, au loin, le chef qui l’avait accueilli et sauvé des Kzamms. Sa poitrine était grosse ; la douleur et la crainte l’habitaient ; et, dirigeant les yeux, au nord-occident, sur la steppe et la brousse d’automne, il sentit sa faiblesse d’homme, son cœur s’éleva, plein de tendresse, vers les mammouths et vers leur force.
Troisième partie
1
Les Nains Rouges
Il y eut de grandes pluies. Naoh, Nam et Gaw s’embourbèrent dans des terres inondées, errèrent sous des ramures pourries, franchirent des cimes et se reposèrent à l’abri de branchages, aux creux des rochers, dans les fissures du sol. C’était le temps des champignons. Tous trois, sachant qu’ils sont perfides et peuvent tuer un homme aussi sûrement que le venin des serpents, ne mangeaient que ceux dont les vieillards leur avaient enseigné la forme et la nuance. Ils les discernaient aussi par l’odeur. Lorsque la chair manquait, ils allaient, selon les lieux et les altitudes, à la découverte des cèpes, des chanterelles, des morilles, des mousserons et des coulemelles. Ils les poursuivaient à l’ombre des futaies humides, parmi les chênes ruisselants, les ormes dévorés de mousses, les sycomores rouillés, sur les plantes visqueuses, dans la léthargie des combes, sous le surplomb des schistes, des gneiss et des porphyres.
Maintenant qu’ils avaient conquis le Feu, ils pouvaient les faire cuire, embrochés à des ramilles ou exposés sur des pierres et même sur l’argile. Ils faisaient aussi rôtir des glands et des racines, parfois des châtaignes, croquaient des faînes et des noyaux, tiraient des sèves douces aux érables.
Le Feu était leur joie et leur peine. Par les ouragans ou les pluies torrentielles, ils le défendaient avec ruse et acharnement.
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