La Guerre et la Paix - Tome III
révolte sa bonté naturelle, mais que ce veau soit mis à une bonne sauce, et elle en mangera tout comme les autres. On nous parle des lois de la guerre, de chevalerie, de parlementaires, d’humanité envers les blessés… nous nous dupons mutuellement ! On dévaste les foyers, on fait de faux assignats, on tue mon père, mes enfants : et l’on vient après ça nous parler des lois de la guerre, de la générosité envers l’ennemi ? Pas de quartier aux blessés !… Les tuer sans merci et aller soi-même à la mort ! Celui qui est arrivé comme moi à cette conviction, en passant par d’atroces souffrances… »
Le prince André, après avoir cru un moment qu’il lui serait indifférent de voir prendre Moscou, comme on avait pris Smolensk, s’arrêta tout à coup. Un spasme lui serra le gosier, il fit quelques pas en silence : ses yeux avaient un éclat fiévreux, et ses lèvres tremblaient lorsqu’il reprit la parole :
« S’il n’y avait pas de fausse générosité à la guerre, on ne la ferait que pour une raison sérieuse, et en sachant qu’on va à la mort ; alors on ne se battrait pas sous prétexte que Paul Ivanovitch a offensé Michel Ivanovitch ! Alors tous les Hessois et tous les Westphaliens que Napoléon traîne après lui ne seraient pas venus en Russie, et nous ne serions pas allés en Autriche et en Prusse sans savoir pourquoi. Il faut accepter l’effroyable nécessité de la guerre, sérieusement, avec austérité… Assez de mensonges comme cela ! Il faut la faire comme on doit la faire, ce n’est pas un jeu. Autrement elle n’est qu’un délassement à l’usage des oisifs et des frivoles. La classe des militaires est la plus honorable, et cependant à quelles extrémités n’en viennent-ils pas pour assurer leur triomphe ? Quel est, en effet, le but de la guerre ? l’assassinat ! Ses moyens ? l’espionnage, la trahison ! Quel en est le mobile ? le pillage et le vol pour l’approvisionnement des hommes !… C’est-à-dire le mensonge et la duplicité sous toutes les formes et sous le nom de ruses de guerre… Quelle est la règle à laquelle se soumettent les militaires ? À l’absence de toute liberté, c’est-à-dire à la discipline, qui couvre l’oisiveté, l’ignorance, la cruauté, la dépravation, l’ivrognerie, et cependant ils sont universellement respectés. Tous les souverains, excepté l’empereur de la Chine, portent l’uniforme militaire, et celui qui a tué le plus d’hommes reçoit la plus haute récompense !… Qu’il s’en rencontre, comme demain par exemple, des milliers qui s’estropient et se massacrent… Que verrons-nous après ? Des Te Deum d’actions de grâces pour le grand nombre de tués, dont d’ailleurs on exagère toujours le chiffre ; puis on fera sonner bien haut la victoire, car plus il y a de morts, plus elle est éclatante… Et ces prières, comment seront-elles reçues par Dieu qui regarde ce spectacle ? Ah ! mon ami, la vie m’est devenue à charge dans ces derniers temps : je vois trop au fond des choses, et il ne sied pas à l’homme de goûter à l’arbre de la science du bien et du mal… Enfin, ce ne sera plus pour longtemps !… Mais pardon, mes divagations te fatiguent, et moi aussi… Il est temps… retourne à Gorky !
– Oh non ! répondit Pierre en fixant sur son ami ses yeux effarés, mais pleins de sympathie.
– Va, va ! Il faut dormir avant de se battre, – dit le prince André en s’approchant vivement de Pierre et en l’embrassant. – Adieu, s’écria-t-il, nous reverrons-nous ? Dieu seul le sait ! » Et, se détournant, il le poussa dehors.
Il faisait sombre, et Pierre ne put distinguer l’expression de sa figure. Était-elle tendre ou sévère ? Il resta quelques secondes indécis : retournerait-il auprès de lui, ou se remettrait-il en route ?
« Non, il n’a pas besoin de moi, et je sais que c’est notre dernière entrevue, » se dit-il en soupirant profondément et en se dirigeant vers Gorky.
Le prince André s’étendit sur un tapis, mais il ne put s’endormir. Au milieu de toutes les images qui se confondaient dans son esprit, sa pensée s’arrêta longuement sur une d’elles avec une douce émotion : il revoyait une soirée à Pétersbourg, pendant laquelle Natacha lui racontait avec entrain comment, l’été précédent, elle s’était égarée, à la recherche des champignons, dans une immense forêt. Elle lui décrivait, à bâtons
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