La Guerre et la Paix - Tome III
caftan russe, pour ne pas être renvoyé avec les prisonniers, et l’attention de Pétia fut détournée de lui par l’arrivée de Dologhow. Il avait beaucoup entendu parler de la bravoure et de la cruauté de ce dernier à l’égard des Français aussi avait-il constamment les yeux braqués sur lui, depuis qu’il était entré dans la chambre. L’extérieur de Dologhow frappa Pétia par son irréprochable correction. Tandis que Denissow portait le « tchèkmène » {36} , toute sa barbe et sur la poitrine l’image de saint Nicolas le Thaumaturge, en faisant ressortir ainsi, par toute sa façon d’être, le rôle exceptionnel qu’il remplissait en ce moment, Dologhow, qui jadis se singularisait à Moscou par son costume persan, s’était donné aujourd’hui l’apparence de l’officier de la garde le mieux tenu. Le menton rasé de frais, vêtu de la capote ouatée de la garde, le Saint-Georges passé à la boutonnière et la casquette d’ordonnance posée droit sur la tête, il jeta dans un coin sa bourka mouillée, et, s’approchant de Denissow, sans saluer personne, aborda le sujet qui l’amenait. Ce dernier lui fit part de ses projets, de la rivalité des grands détachements, de l’envoi de Pétia, de sa réponse aux deux généraux et de tout ce qu’il savait sur le convoi français.
« C’est bien, mais il faudrait savoir quelles sont les troupes, et combien il y a d’hommes, dit Dologhow… Il faudrait y aller voir ; dans l’ignorance de leur nombre, on ne peut pas se lancer en aveugle, j’aime l’exactitude !… Quelqu’un de ces messieurs ne voudrait-il pas m’accompagner jusque dans leur camp ? Je puis même, au besoin, lui prêter un uniforme.
– Moi ! moi ! j’irai avec vous, s’écria Pétia.
– C’est complètement inutile, répliqua Denissow… Je ne le lui permettrai pas, ajouta-t-il en se tournant vers Dologhow.
– Et pourquoi cela ? s’écria Pétia… Pourquoi ne puis-je l’accompagner ?
– Pourquoi pas ? demanda distraitement Dologhow, qui regardait le petit tambour… L’as-tu depuis longtemps, ce moutard ?
– Depuis aujourd’hui, mais il ne sait rien… aussi je le garde.
– Et les autres, qu’en fais-tu ? demanda Dologhow.
– Comment, ce que j’en fais ? Mais je les renvoie contre quittance, dit Denissow en rougissant… et je puis dire, ajouta-t-il hardiment, que je n’en ai pas un sur la conscience… On dirait vraiment que c’est difficile de renvoyer 30 ou 300 prisonniers, sous bonne escorte, dans la ville la plus prochaine ?… Cela ne vaut-il pas mieux, franchement, que de souiller son honneur de soldat ?
– Ces mièvreries seraient de mise dans la bouche de ce jeune comte de seize ans, dit Dologhow avec un froid sourire… Quant à toi, elles ne sont plus de ton âge.
– Mais, reprit Pétia timidement, je n’ai rien dit : je tiens seulement à aller avec vous.
– Oui, je le répète, mon cher, ces mièvreries ne sont plus notre fait, poursuivit Dologhow, qui trouvait du plaisir à provoquer l’irritation de Denissow. Voyons, pourquoi l’as-tu gardé, celui-là ? Parce qu’il te fait de la peine ? Nous savons bien ce que valent ces quittances. Tu envoies cent hommes, et il en arrive trente : ils meurent de faim en route, ou on les assomme ; il vaut donc mieux n’en pas envoyer du tout ! »
L’essaoul, clignant ses yeux clairs, approuvait de la tête.
« Comme je ne prendrai pas cela sur mon âme, je me dispenserai d’en discuter l’opportunité. Tu dis qu’ils mourront en route ? Eh bien, ce ne sera pas moi du moins qui les aurai tués ! » Dologhow se mit à rire.
« Tu crois donc qu’ils n’ont pas reçu vingt fois l’ordre de nous empoigner, et s’ils nous empoignent, tu crois, avec tous tes beaux sentiments chevaleresques, que nous échapperons aux branches des trembles ?… Mais il est temps d’agir, reprit-il après un moment de silence : qu’on dise à mon cosaque d’apporter mon bagage : j’y ai deux uniformes français… Eh bien, venez-vous avec moi ? demanda-t-il à Pétia.
– Oui, oui, c’est dit ! » répondit celui-ci rougissant jusqu’au blanc des yeux, et en regardant Denissow, dont la discussion avec Dologhow avait éveillé en lui toutes sortes d’idées qui ne lui permettaient pas de se rendre bien compte de ce qu’il avait entendu. « Mais, se disait-il, si les grands pensent ainsi, c’est que ce doit être bien… Il ne faut pas surtout que Denissow
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