La Guerre et la Paix - Tome III
auprès d’eux s’il ne risquait pas de rencontrer des cosaques.
« Ces brigands sont partout, » répondit l’un d’eux ; à quoi Dologhow répliqua que les cosaques n’étaient à redouter que pour des traînards isolés comme lui et son compagnon, mais qu’assurément ils n’oseraient pas attaquer des détachements considérables.
Personne ne releva l’observation. « Quand donc partira-t-il ? » se disait Pétia, qui était resté debout. Mais Dologhow reprit de plus belle sa conversation, et leur demanda hardiment combien ils avaient d’hommes par bataillon, combien de bataillons et combien de prisonniers.
« L’ennuyeuse affaire que de traîner ces cadavres après soi… Mieux vaudrait fusiller toute cette canaille ! » ajouta-t-il en éclatant de rire, et ce rire étrange fit craindre à Pétia que les Français ne s’aperçussent de la ruse.
Le rire de Dologhow ne trouva pas d’écho, et un des officiers français, invisible dans l’ombre où il était étendu, couvert de son manteau, s’approcha et glissa quelques mots à l’oreille de son voisin. Dologhow se leva au même moment et demanda ses chevaux. « Nous les donnera-t-on, oui ou non ? » pensa Pétia en se rapprochant involontairement de son compagnon. On amena les chevaux.
« Bonsoir, messieurs, » dit Dologhow. Pétia essaya d’en dire autant, mais il ne put prononcer un mot. Les officiers continuaient à chuchoter. Dologhow fut longtemps à se mettre en selle, car le cheval ne se tenait pas tranquille. Enfin il partit au pas, franchit la porte cochère, suivi de Pétia, qui aurait bien voulu se retourner pour voir si on les poursuivait, mais qui n’osait pas.
Au lieu de reprendre le même chemin, ils traversèrent le village, où ils s’arrêtèrent un instant et prêtèrent l’oreille.
« Entends-tu ? » dit Dologhow, et Pétia reconnut la voix des prisonniers russes, groupés autour d’un feu.
De là ils descendirent vers le pont, croisèrent la sentinelle, qui les laissa passer sans mot dire, et s’engagèrent dans le ravin, où les attendaient les cosaques.
« Eh bien, adieu ! Tu diras à Denissow que c’est pour la pointe du jour, au premier coup de fusil, » dit Dologhow en s’éloignant, mais Pétia le saisit par la main en lui disant :
« Oh ! quel héros vous faites ! Comme c’était beau ! Comme je vous aime !
– C’est bien, c’est bien ! » répliqua Dologhow ; mais, Pétia continuant à ne pas le lâcher, il devina que le jeune garçon se penchait vers lui pour l’embrasser ; il se laissa faire en riant, tourna bride et disparut dans la nuit.
IX
En revenant à la maison du garde, Pétia trouva Denissow qui l’attendait dans la première pièce avec une vive inquiétude, et se reprochait de l’avoir laissé aller.
« Dieu merci, s’écria-t-il, Dieu merci !… Mais que le diable t’emporte ! s’écria-t-il en interrompant le récit exalté de Pétia. Grâce à toi, je n’ai pas dormi ; va-t’en te coucher, nous aurons encore le temps de faire un somme.
– Je n’ai pas envie de dormir, répondit Pétia ; je me connais : si je m’endors, je ne pourrai plus me réveiller, et puis, je n’ai pas l’habitude de dormir avant la bataille. »
Il resta donc quelque temps dans la cabane à repasser les détails de sa course aventureuse et à rêver au lendemain, et, quand il vit Denissow endormi, il sortit pour prendre l’air.
Il faisait nuit au dehors : quelques rares gouttes de pluie tombaient encore : on entrevoyait çà et là les silhouettes des tentes des cosaques et de leurs chevaux attachés au piquet ; un peu plus loin se dessinait indistinctement le contour de deux fourgons attelés, et tout au fond du ravin un feu s’éteignait lentement. Parmi les cosaques et les hussards, plusieurs ne dormaient pas ; on distinguait le murmure de leurs voix et le bruit que faisaient les chevaux en mangeant. Pétia se dirigea vers les fourgons, près desquels se trouvaient les chevaux sellés. Il reconnut le sien, un bon petit cheval de Petite-Russie.
« Eh bien, Karabach, mon ami, dit-il en lui passant la main sur les naseaux et en l’embrassant… Eh bien, nous ferons de la besogne demain.
– Eh quoi, bârine, vous ne dormez pas ? dit un cosaque qui était assis près des fourgons.
– Non, Likhatchow ; c’est ton nom, n’est-ce pas ? Je viens de rentrer : nous sommes allés faire une visite aux Français. »
Pétia lui raconta en détail
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