La Guerre et la Paix - Tome III
non seulement son expédition, mais encore pourquoi il y avait pris part, et comment, à son avis, il valait mieux risquer sa vie que de laisser aller les autres à l’aventure.
« Mais dormez donc un peu, lui dit le cosaque.
– Non, je n’en ai pas l’habitude… À propos, vos pierres à fusil sont-elles en bon état ? J’en ai apporté avec moi, si tu en as besoin, tu peux en prendre. »
Le cosaque sortit sa tête de dessous le fourgon pour examiner Pétia de plus près.
« Je te le propose parce que je suis habitué à tout faire avec exactitude, poursuivit celui-ci. Les autres font tout à la diable, ne préparent rien et le regrettent ensuite ; je n’aime pas cela, moi !
– C’est vrai, murmura le cosaque.
– Et puis, je t’en prie, mon ami, repasse-moi un peu mon sabre, il est émou… Pétia s’arrêta au moment où il allait dire un mensonge, car le sabre n’avait jamais été aiguisé. Peux-tu me le repasser ?
– Pourquoi pas ? On peut. »
Likhatchow se leva, fouilla dans les bâts ; et Pétia grimpa sur le fourgon pour mieux suivre le travail du cosaque. « Est-ce qu’ils dorment, les camarades ? lui demanda-t-il.
– Les uns dorment, les autres non.
– Et le gamin où est-il ?
– Vessennï. Il s’est jeté dans un coin à l’entrée de la cabane et s’est endormi de peur. »
Pétia garda longtemps le silence, en prêtant l’oreille à tous les bruits ; des pas se firent tout à coup entendre, et une ombre se dressa devant lui.
« Qu’est-ce que tu aiguises donc là, toi ? demanda le nouveau venu.
– Mais voilà, j’aiguise un sabre pour le bârine.
– Bonne idée, dit l’homme, qui était un hussard… Dis donc, n’est-il pas resté une écuelle ici chez vous ?
– Elle est là près de la roue.
– Il va faire bientôt jour, » ajouta le hussard, et, prenant l’écuelle, il s’éloigna en s’étirant.
Les rêveries de Pétia l’avaient, en attendant, transporté dans un monde féerique où rien ne rappelait la réalité. Cette grande tache noire, qu’il voyait à quelques pas, était-elle véritablement la maison du garde, ou bien n’était-ce pas une caverne conduisant dans les entrailles de la terre… et cette lueur rougeâtre, l’œil unique d’un monstre géant, fixé sur lui ?… Était-ce bien aussi un fourgon sur lequel il était assis, ou plutôt une haute tour, de laquelle, s’il venait à tomber, il prendrait son vol pendant un jour, un mois peut-être, sans atteindre le sol. Il regarda le ciel ; l’aspect en était aussi féerique que celui de la terre : les nuages, emportés par le vent, couraient au-dessus de la cime des arbres, et laissaient à découvert des myriades d’étoiles dans cet infini sans fond, qui tantôt semblait s’élever, à perte de vue, au-dessus de sa tête, et tantôt s’abaisser jusqu’à portée de la main. Il ferma involontairement les yeux, et, cédant au sommeil, il vacilla de droite et de gauche. La pluie tombait toujours, les ronflements des soldats endormis se mêlaient aux hennissements des chevaux et au bruit du sabre sur la pierre. Pétia entendit tout à coup un admirable orchestre qui jouait un hymne inconnu, d’une beauté et d’une douceur ineffables. Musicien à l’égal de Natacha, et bien plus que Nicolas, il n’avait cependant jamais appris une seule note et n’y avait même jamais songé. Aussi ces mystérieux motifs, en envahissant soudain son cerveau et son âme, lui parurent-ils pleins de charme et d’enivrante poésie. La musique devenait de plus en plus distincte. C’était ce que les spécialistes auraient appelé « une fugue », Pétia n’avait pas la moindre idée de ce que c’est qu’une fugue. La mélodie, reprise tantôt par un violon, tantôt par un cor aux sons plaintifs et séraphiques se perdait, inachevée, dans le chœur, d’où elle s’élançait de nouveau pour se fondre dans un merveilleux ensemble, en un chant grave et solennel, ou triomphant et victorieux… « Mais je rêve ! se dit Pétia en perdant presque l’équilibre ; ce sont sans doute mes oreilles qui tintent… ou peut-être ne suis-je pas le maître de cet orchestre invisible ?… Oh ! reviens, reviens, chante encore !… » Il referma les yeux, et les sons de l’hymne, qui se rapprochaient et s’éloignaient tour à tour, vibrèrent de nouveau à ses oreilles… « Dieu, que c’est beau ! » se disait Pétia en essayant de diriger le céleste orchestre…
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