La Guerre et la Paix - Tome III
Et, serrant les dents et rejetant la tête en arrière, il regarda autour de lui, et fit un geste de menace.
« Là-bas où ce sera le plus… le plus quoi ? répéta Denissow en souriant.
– Seulement, je vous en prie, donnez-moi un commandement, un petit commandement ; qu’est-ce que cela peut vous coûter ?… Ah ! voici mon couteau, il est à votre service, » dit-il en le tendant à un officier qui essayait de couper un morceau de mouton. L’officier le remercia et fit l’éloge de l’instrument.
« Oh ! gardez-le, je vous en prie, j’en ai plusieurs… Ah ! mon Dieu, mais j’ai tout à fait oublié, s’écria-t-il tout à coup, que j’ai du raisin sec excellent, sans pépins. Nous avons un nouveau vivandier, et il a des choses merveilleuses : je lui en ai acheté dix livres… Vous savez, je suis habitué à manger des douceurs… En voulez-vous ?… » Et Pétia courut dans l’autre pièce chercher son cosaque, et rapporta avec lui un gros panier de raisin sec.
« Prenez-en, messieurs, ne vous gênez pas !… N’auriez-vous pas besoin d’une cafetière ? J’en ai acheté une parfaite chez le vivandier, un brave homme s’il en fut, très honnête surtout, c’est là le principal ; je vous l’enverrai, bien sûr… À propos, avez-vous encore des pierres à fusil ? J’en ai là une centaine, que j’ai achetées à très bon marché… les voulez-vous ? » Il s’arrêta effrayé et rougit à la pensée d’être allé un peu loin ; il tâcha de se rappeler s’il n’avait pas fait quelque autre sottise dans la journée, et, en repassant ses souvenirs, il revit la figure du petit tambour. « Nous sommes bien ici, mais lui, où l’a-t-on emmené ? Lui a-t-on seulement donné à manger ? Ne le maltraite-t-on pas ?… J’ai bien envie de le demander… Mais que diront-ils ?… Que je suis un enfant qui en plaint un autre. Je leur montrerai demain si je suis un enfant !… Eh bien, c’est égal, je vais le leur demander ! » se dit-il, et, regardant avec inquiétude la figure des officiers, dans la crainte d’y découvrir une intention moqueuse :
« Peut-on appeler ce petit prisonnier et lui donner à manger ?
– Oui, ce pauvre enfant ! répondit Denissow, qui ne trouvait rien de répréhensible dans ce sentiment… Qu’on l’appelle ! Il se nomme Vincent Bosse.
– Je vais l’appeler, dit Pétia.
– Va, va !… Ce pauvre enfant ! » répéta Denissow. Pétia, qui était déjà à la porte, se retourna à ces mots, et se glissa entre les officiers jusqu’à Denissow.
« Que je vous embrasse, lui dit-il, mon bon ami !… Comme c’est bien, comme c’est bien à vous ! » Et, l’ayant embrassé, il précipita dans l’autre chambre, en criant de toutes ses forces :
« Bosse, Vincent Bosse !
– Qui cherchez-vous ! » demanda la voix d’un cosaque dans l’obscurité. Pétia lui expliqua qu’il demandait le petit Français.
« Ah ! « Vessennï » ? » répondit le cosaque, car le nom du petit tambour avait déjà été russifié, et cette transformation (ce mot russe veut dire printanier) s’adaptait en tous points à la jeune figure de l’enfant… « Il se chauffe là-bas… Eh ! Vessennï, Vessennï ! s’écrièrent plusieurs voix.
– C’est un petit rusé, dit le hussard qui était à côté de Pétia ; nous l’avons fait manger tantôt, il était affamé. »
On entendit les pas du gamin s’approcher, et ses pieds nus patauger dans la boue.
–Ah ! c’est vous, dit Pétia. Voulez-vous manger ? N’ayez pas peur, on ne vous fera pas de mal, entrez, entrez !
– Merci, monsieur, » répondit le petit tambour d’une voix d’enfant et en essuyant sur le seuil ses pieds couverts de boue.
Pétia aurait voulu lui dire bien des choses, mais il ne l’osa pas, et, se bornant à lui prendre la main, il la lui serra doucement.
« Entrez ! répéta-t-il encore d’un ton affectueux… Que pourrais-je bien faire pour lui ? » se dit-il en ouvrant la porte et en le poussant dans la chambre.
Cependant, malgré cette charitable réflexion, il alla s’asseoir loin de lui, par crainte sans doute que sa dignité ne souffrît d’une attention trop marquée. Il fouilla néanmoins dans sa poche, compta du bout des doigts la monnaie qu’elle contenait, et se demanda s’il ne serait pas honteux de la donner au petit tambour.
VII
Le petit tambour, après avoir reçu sa portion de mouton, fut revêtu d’un
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