La Guerre et la Paix - Tome III
toutes les classes.
– Et pourtant ils ne comprennent pas un mot de ce que nous disons, objecta avec un air de surprise le jeune soldat… Je lui demande à quelle couronne il appartient, et lui me bégaye une réponse à sa façon. C’est un peuple étonnant !
– Il y a là-dessous quelque diablerie, mes camarades, dit celui qui s’étonnait de la blancheur de peau des Français : les paysans m’ont raconté qu’à Mojaïsk, lorsqu’on a enlevé les morts un mois après la bataille, ils étaient encore aussi blancs et aussi propres que du papier, et pas la moindre odeur !
– Cela tient-il au froid ? demanda l’un.
– En voilà un imbécile ! Au froid, quand il faisait chaud ? Si c’était le froid, les nôtres aussi n’auraient pas senti mauvais ; tandis qu’ils me disaient que les nôtres étaient pleins de vers, et qu’on était obligé de se bander la bouche avec des mouchoirs quand on les emportait ; mais eux restaient toujours blancs comme du papier.
– C’est probablement leur nourriture qui en est cause, dit le sergent-major, ils avaient un manger de maîtres.
– Et les paysans m’ont raconté, reprit le narrateur, qu’on les a envoyés de dix villages, et que pendant vingt jours ils n’ont fait qu’enlever les morts, et pas tous encore, car il y avait aussi des loups en masse…
– C’était là une vraie bataille, quoi ! dit un vieux troupier, tandis que toutes les autres, ce n’a été que pour tourmenter le soldat ! »
La conversation tomba, et chacun s’arrangea pour passer la nuit de son mieux.
« Ah ! Dieu ! quelle quantité d’étoiles ; on dirait que ce sont les femmes qui ont tendu leurs toiles là haut ! dit le jeune soldat en tombant en admiration devant la voie lactée.
– C’est bon signe, mes enfants, la récolte sera belle. »
Au milieu du silence général on entendit bientôt les ronflements de quelques dormeurs ; les autres se retournaient pour se chauffer, en échangeant entre eux quelques paroles… Tout à coup du brasier voisin, à une centaine de pas de distance, s’élevèrent de bruyants éclats de rire.
« Oh ! qu’est-ce qu’ils ont donc à la cinquième compagnie ?… Et ce qu’il y a de monde, regarde donc ! »
Un soldat se leva pour aller voir de plus près.
« C’est qu’ils rient joliment bien là-bas, dit-il en revenant… C’est deux Français qui sont venus, un tout gelé, mais l’autre si en train qu’il chante des chansons.
– Oh ! oh ! Eh bien, allons-y, faut voir ça ! »
IX
La cinquième compagnie bivouaquait sur la lisière même de la forêt, et un énorme feu éclairait vivement, au milieu de la neige, les branches d’arbres ployant sous le givre, lorsque, au milieu de la nuit, on entendit dans le bois des pas qui faisaient craquer les branches sèches.
« Mes enfants, ce sont les sorcières ! » dit un soldat.
Tous relevèrent la tête et écoutèrent. Deux figures humaines, d’une tournure étrange, furent soudain éclairées par la flamme au moment où elles sortirent du taillis : c’étaient deux Français qui se cachaient dans la forêt. Prononçant des paroles inintelligibles pour les soldats, ils se dirigèrent vers eux. L’un, coiffé d’un shako d’officier, paraissait très affaibli, et, se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit auprès du feu ; son compagnon, plus petit, trapu, les joues bandées d’un mouchoir, était évidemment plus robuste. Il releva son compagnon, et, montrant sa bouche, dit quelques mots. Les soldats les entourèrent, on étendit une capote sous le malade, et on leur apporta à tous deux de la « cacha » et de l’eau-de-vie. L’officier était Ramballe avec son domestique Morel. Lorsque ce dernier eut avalé l’eau-de-vie et une grande écuelle de « cacha », une gaieté maladive s’empara de lui ; il se mit à parler sans s’arrêter, tandis que son maître, refusant de rien prendre, gardait un morne silence, en regardant les soldats russes de ses yeux rouges et vagues. Un long et sourd gémissement s’échappait parfois de ses lèvres. Morel, désignant les épaules du malade, cherchait à faire comprendre que c’était un officier, et qu’il fallait le réchauffer. Un officier russe, s’étant approché d’eux, envoya demander au colonel s’il ne voudrait pas recueillir un officier français transi de froid. Le colonel donna l’ordre de le lui amener. Ramballe fut engagé à se lever ; il essaya, mais, au
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