La Guerre et la Paix - Tome III
eut le résultat contraire, car les gens de toute classe, marchands, artisans, paysans, les uns par curiosité, les autres par calcul ou par intérêt de service, y affluant comme le sang afflue au cœur, y ramenèrent la richesse et la vie habituelle. Les paysans, qui y arrivaient avec des charrettes vides dans l’espoir de les remplir de butin, furent arrêtés par les autorités et forcés d’emporter les cadavres ; d’autres, avertis à temps du mécompte de leurs camarades, apportèrent du blé, du foin, de l’avoine, et, par suite de la concurrence qu’ils se faisaient entre eux, ramenèrent le prix des denrées au même taux où elles étaient avant le désastre ; les charpentiers, dans l’espoir de trouver de l’ouvrage, y vinrent en foule, et les édifices incendiés furent réparés et sortirent de leurs ruines ; les marchands recommencèrent leur commerce ; les cabarets, les auberges utilisèrent les maisons abandonnées ; le clergé rouvrit quelques églises que le feu avait épargnées ; les fonctionnaires mirent en ordre leurs tables et leurs armoires dans de petites chambres ; les autorités supérieures et la police s’occupèrent de la distribution des bagages laissés par les Français, ce dont on profita comme d’habitude pour s’en prendre à la police et pour l’acheter ; les demandes de secours affluèrent de tous côtés, en même temps que les devis monstrueux des soumissionnaires pour la reconstruction des immeubles de la couronne, et le comte Rostoptchine répandit de nouveau ses affiches.
XVI
À la fin de janvier, Pierre arriva à Moscou et s’établit dans une aile de sa maison, qui était restée intacte. Comptant repartir le surlendemain pour Pétersbourg, il alla voir le comte Rostoptchine et quelques-unes de ses anciennes connaissances, qui toutes, dans la jubilation de la victoire définitivement remportée, le reçurent avec joie, et le questionnèrent sur ce qu’il avait vu. Bien qu’on lui témoignât beaucoup de sympathie, il se tenait sur la réserve, et se bornait à répondre vaguement aux questions qu’on lui adressait sur ses projets d’avenir. Il apprit entre autres que les Rostow étaient à Kostroma, mais le souvenir de Natacha n’était plus pour lui qu’une agréable réminiscence d’un passé déjà bien éloigné. Heureux de se sentir indépendant de toutes les obligations de la vie, il l’était aussi de se sentir dégagé de cette influence à laquelle il s’était cependant soumis de son plein gré.
Les Droubetzkoï lui ayant annoncé l’arrivée de la princesse Marie à Moscou, il s’y rendit le même soir. Chemin faisant, il ne cessa de penser au prince André, à ses souffrances, à sa mort, à leur amitié, et surtout à leur dernière rencontre, la veille de Borodino.
« Est-il mort irrité, comme je l’ai vu alors, se disait-il, ou bien l’énigme de la vie ne s’est-elle pas dévoilée à lui au moment de sa mort ? »
Il pensa à Karataïew, et établit une comparaison involontaire entre ces deux hommes si différents l’un de l’autre, et pourtant si rapprochés par l’affection qu’il avait eue pour tous les deux.
Pierre était grave et triste en entrant dans la maison Bolkonsky, laquelle, tout en conservant son caractère habituel, portait encore quelques traces de délabrement. Un vieux valet de chambre, au visage sévère, comme pour donner à comprendre que la mort du prince n’avait rien changé aux règles établies, lui dit que la princesse venait de se retirer dans son appartement, et qu’elle ne recevait que le dimanche.
« Annonce-moi, elle me recevra peut-être.
– En ce cas, veuillez entrer dans le salon des portraits. »
Quelques instants après, le valet de chambre revint, accompagné de Dessalles, chargé par la princesse de dire à Pierre qu’elle serait très heureuse de le voir et qu’elle le priait de monter chez elle.
Il la trouva, à l’étage supérieur, dans une petite chambre basse éclairée d’une seule bougie, et habillée de noir. Une autre personne, également en deuil, était auprès d’elle. Pierre supposa au premier abord que c’était une de ces demoiselles de compagnie dont il savait que la princesse aimait à s’entourer, et auxquelles il n’avait jamais fait attention. La princesse se leva vivement, et lui tendit la main. « Oui, lui dit-elle quand il la lui eut baisée, et en remarquant le changement de sa figure, voilà comme on se rencontre. « Il » a
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