La Guerre et la Paix - Tome III
revinrent encore guerroyer contre les Français. Et ils furent vainqueurs du génial Napoléon, qu’ils déportèrent dans l’île de Sainte-Hélène en le traitant soudain comme un brigand. Là, l’exilé, loin des êtres chers à son cœur et de sa France bien-aimée, mourut d’une mort lente sur un rocher en instituant la postérité légataire de ses hauts faits. Et en Europe la réaction s’établit, et tous les gouvernants recommencèrent à opprimer leurs peuples.
Il serait vain de penser que tout ceci est une plaisanterie, une caricature des récits historiques. C’est au contraire l’expression la plus adoucie de ces réponses contradictoires et qui ne répondent à aucune question, que nous offre l’histoire tout entière, depuis les fabricants de mémoires et d’histoires d’États séparés, jusqu’aux auteurs d’histoires générales ou d’histoires de la culture, ce nouveau genre contemporain.
L’étrangeté et le ridicule de ces réponses viennent de ce que l’histoire ressemble à un sourd qui répondrait à des questions que personne ne lui pose.
Si le but de l’histoire est de décrire les mouvements de l’humanité et des peuples, la première question nécessitant une réponse, sans laquelle tout ce qui suit est incompréhensible, est celle-ci : quelle est la force qui met les peuples en mouvement ? En réponse à cette question, l’histoire moderne raconte d’un air soucieux, ou bien que Napoléon avait un génie supérieur, ou bien que Louis XIV était très orgueilleux, ou bien encore que tels ou tels auteurs ont écrit tels ou tels livres.
Tout cela est fort possible et l’humanité est prête à y consentir ; mais la question n’est pas là. Tout cela pourrait être intéressant si nous voulions admettre qu’une puissance divine, inconditionnée et toujours égale à elle-même, gouverne les peuples par l’entremise des Napoléon, des Louis XIV et des écrivains ; mais nous ne reconnaissons pas cette puissance ; aussi, avant de parler des Napoléon, des Louis XIV et des écrivains, faudrait-il nous montrer le lien qui existe entre ces personnages et les mouvements des peuples.
Si une autre force a pris la place de la Divinité, il faut expliquer en quoi consiste cette force, car c’est en elle, justement, que réside l’intérêt de l’histoire.
L’historien semble supposer que cette force va de soi et que chacun la connaît. Toutefois, malgré le désir général de supposer cette force connue, celui qui dépouille un grand nombre d’ouvrages historiques doute malgré lui et se demande si cette force, si différemment comprise par les historiens eux-mêmes, est vraiment bien connue d’eux tous.
II
Quelle est la force qui met les peuples en mouvement ? Les auteurs de biographies individuelles et les historiens des peuples isolés considèrent cette force comme une puissance propre aux héros et aux chefs. D’après leurs descriptions, les événements sont exclusivement produits par la volonté des Napoléon, des Alexandre, ou, en général, de ces personnages dont l’historien décrit la vie particulière. Les réponses données par ce genre d’historiens à cette question sur la force qui met en branle les événements sont satisfaisantes, mais seulement tant qu’il n’y a qu’un seul historien pour chaque événement. Aussitôt que des historiens de nationalités et d’opinions différentes se mettent à décrire le même événement, les réponses données par eux perdent toute valeur, car chacun d’eux comprend cette force, non seulement différemment, mais souvent d’une façon complètement opposée à son voisin. L’un soutient que l’événement est dû à la puissance de Napoléon ; un autre qu’il a été provoqué par la puissance d’Alexandre ; un troisième, par celle d’un troisième personnage. De plus, les historiens de cette espèce se contredisent jusque dans les explications qu’ils donnent de la force d’où naît la puissance du même personnage. Thiers, qui est bonapartiste, attribue le pouvoir de Napoléon à sa vertu et à son génie ; Lanfrey, qui est républicain, à ses escroqueries et à ses tromperies à l’égard du peuple. Ainsi, tout en suivant respectivement leurs thèses, les historiens de cette espèce détruisent par cela même la conception d’une force qui serait à l’origine des événements, et ne donnent aucune réponse à la question essentielle de l’histoire.
Les historiens qui
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