La Guerre et la Paix - Tome III
même procédé pour décrire et saisir cet élément qui paraît insaisissable : la vie d’un peuple. Ils ont décrit l’activité de ses dirigeants, pris isolément, et cette activité exprimait pour eux celle du peuple entier.
Aux deux questions : comment des individus isolés forçaient-ils des peuples à agir suivant leur volonté et par quoi cette volonté était-elle dirigée, les historiens de l’antiquité répondaient à la première en attribuant à la volonté de la Divinité la soumission des peuples à la volonté d’un seul, à la seconde en affirmant que cette même Divinité dirigeait la volonté de l’élu vers un but prédestiné.
Donc, pour les Anciens, ces questions étaient résolues par la foi en la participation directe de la Divinité dans les affaires humaines.
L’histoire moderne dans sa théorie a rejeté ces deux propositions.
On aurait pu croire qu’en se débarrassant de la croyance antique à la soumission des hommes à la Divinité et à un but prédestiné vers lequel les peuples sont conduits, l’histoire moderne avait choisi d’étudier, au lieu des manifestations du pouvoir, les causes de celui-ci. Mais l’histoire moderne ne l’a pas fait. Si elle rejette les conceptions antiques en théorie, elle les suit dans la pratique.
Au lieu de personnages doués d’un pouvoir divin et mus directement par la volonté de la Divinité, l’histoire moderne nous présente, ou bien des héros doués de qualités hors du commun, surhumaines ou, tout simplement, des individus de divers mérites, depuis les rois jusqu’aux journalistes, qui mènent les foules ; à la place des buts assignés auparavant par la Divinité à certains peuples, les Hébreux, les Grecs, les Romains, pour guider l’humanité, l’histoire moderne a ses buts à elle : le bonheur des peuples français, allemand, anglais et, en poussant l’abstraction au plus haut degré, le bien de la civilisation de l’humanité tout entière, l’humanité qu’elle réduit d’ordinaire aux peuples occupant la parcelle nord-est du globe terrestre.
L’histoire moderne a rejeté les croyances des Anciens sans les remplacer par de nouvelles, et la logique a forcé les historiens, qui avaient prétendu rejeter le pouvoir divin des rois et le. fatum antique, à revenir par un autre chemin au même point de départ : à reconnaître que 1° les hommes sont conduits par des individus isolés ; 2° il existe un but bien déterminé vers lequel marchent les peuples et l’humanité.
Tous les ouvrages les plus modernes des historiens, depuis Gibbon jusqu’à Buckle, malgré leurs divergences extérieures et la nouveauté apparente de leurs vues, ont pour fondement ces deux vieux axiomes inévitables.
D’abord l’historien décrit l’activité de certains individus isolés qui, à son idée, mènent l’humanité. L’un ne compte dans ce nombre que les rois, les généraux, les ministres ; un autre place, à côté des monarques, les orateurs, les savants, les réformateurs, les philosophes, les poètes. En second lieu, le but vers lequel marche l’humanité est bien connu de l’historien : pour l’un, c’est la grandeur de l’État romain, espagnol, français, pour l’autre, la liberté, l’égalité, la civilisation d’une espèce déterminée de cette parcelle du monde appelée Europe.
En 1789, une agitation se produit à Paris ; elle grandit, déborde et prend la forme d’un mouvement des peuples d’Occident en Orient. À plusieurs reprises, ce mouvement se dirige vers l’Orient et s’y heurte à un mouvement contraire d’Orient en Occident. En 1812, il atteint sa limite extrême, Moscou, et, avec une symétrie remarquable, revient sur lui-même d’Orient en Occident, entraînant avec lui, au retour comme à l’aller, les peuples du centre de l’Europe. Ce mouvement inverse revient à son point de départ – Paris – et s’arrête.
Durant cette période d’une vingtaine d’années, une quantité énorme de champs sont laissés en friche, des maisons sont incendiées, le commerce change de direction, des millions de gens s’appauvrissent, s’enrichissent, se déplacent et des millions de chrétiens qui pratiquent la loi de l’amour du prochain s’entre-tuent.
Qu’est-ce que tout cela signifie ? D’où cela est-il venu ? Qu’est-ce qui poussait ces gens à brûler des maisons et à massacrer leurs semblables ? Quelles sont les causes de ces événements ? Quelle force a
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