La Guerre et la Paix - Tome III
s’occupent d’histoire générale, ayant affaire à tous les peuples, semblent admettre la fausseté du point de vue des historiens particuliers sur la force qui est à l’origine des événements. Ils ne la reconnaissent pas comme une puissance inhérente aux héros et aux chefs, mais comme la résultante de nombreuses forces aux directions diverses. Lorsqu’ils décrivent une guerre ou la conquête d’un peuple, ils recherchent la cause des événements, non pas dans le pouvoir d’un seul personnage, mais dans l’action et la réaction réciproques des nombreux personnages liés à l’événement.
D’après ce point de vue, le pouvoir des personnages historiques, présenté comme le produit de forces multiples, ne peut plus désormais, semblerait-il, être considéré comme une force se suffisant à elle-même pour produire les événements. Et cependant les auteurs d’histoires générales font appel à ce concept d’un pouvoir considéré comme une force se suffisant à elle-même pour produire les événements et se comportant à l’égard de ces événements comme une cause. D’après leur exposé, tantôt le personnage historique est le produit de son temps et son pouvoir n’est que le produit de forces différentes, tantôt son pouvoir est la force même qui crée les événements. Gervinus, Schlosser, par exemple, et d’autres encore, démontrent tantôt que Napoléon est le produit de la Révolution, des idées de 1789, etc., et tantôt déclarent tout net que la campagne de 1812, ainsi que d’autres faits historiques qui leur déplaisent, sont dus uniquement à la volonté mal dirigée de Napoléon, et que ces mêmes idées de 1789 ont été enrayées dans leur développement par son arbitraire. Les idées révolutionnaires et l’état d’esprit général ont fait le pouvoir de Napoléon. Et le pouvoir de Napoléon a étouffé les idées révolutionnaires et l’état d’esprit général.
Cette étrange contradiction n’est pas l’effet du hasard. Non seulement on la rencontre à chaque pas, mais encore c’est d’une succession conséquente de contradictions analogues que sont composées les descriptions des auteurs d’histoires générales. Elle provient de ceci qu’après s’être engagés sur le terrain de l’analyse, les historiens de cette espèce s’arrêtent à mi-chemin.
Pour trouver les composantes égales au composé ou résultante, il est nécessaire que la somme des composantes égale le composé. Voilà justement la condition que n’observent pas les auteurs d’histoires générales. Aussi, pour expliquer la résultante, doivent-ils nécessairement admettre, outre des composantes insuffisantes, une nouvelle force inexpliquée agissant d’après le composé.
L’historien individualiste, qui décrit la campagne de 1813 ou la Restauration des Bourbons, affirme carrément que ces événements sont dus à la volonté d’Alexandre. Mais Gervinus, auteur d’une histoire générale, repousse cette assertion et s’efforce de démontrer que la campagne de 1813 et la Restauration sont dues, outre la volonté d’Alexandre, à l’action de Stein, de Metternich, de Mme de Staël, de Talleyrand, de Fichte, de Chateaubriand et de plusieurs autres. Gervinus, de toute évidence, a décomposé Alexandre en ses composantes : Talleyrand, Chateaubriand, etc. ; la somme de celles-ci, c’est-à-dire l’action réciproque de Chateaubriand, Talleyrand, Mme de Staël et autres n’est pas égale à la résultante, c’est-à-dire à ce fait que des millions de Français se sont soumis aux Bourbons. Du fait que Chateaubriand, Mme de Staël et autres ont échangé tels ou tels propos découlent seulement leurs relations mutuelles et non la soumission de millions de gens. Et pour expliquer comment cette soumission a découlé de ces relations, c’est-à-dire comment, de composantes égales à un A, il est sorti une résultante égale à mille A, l’historien est dans l’obligation d’admettre cette force du pouvoir qu’il nie, en la définissant comme la résultante de plusieurs forces, c’est-à-dire qu’il doit admettre une force inexpliquée qui résulte du composé. C’est exactement ce que font tous les historiens d’histoires universelles. Et c’est pour cette raison qu’ils se trouvent en contradiction, et avec les auteurs d’histoires particulières, et avec eux-mêmes.
Les habitants des campagnes, qui ne savent pas très exactement d’où vient la
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