La Guerre et la Paix - Tome III
pluie, disent, selon qu’ils désirent la pluie ou le beau temps : le vent a chassé les nuages ou le vent a amené les nuages. C’est exactement ce que font les auteurs d’histoires générales ; quand la chose convient à leurs théories, ils disent que le pouvoir est le résultat des événements, et, quand ils ont besoin de prouver autre chose, ils disent que c’est le pouvoir qui a produit les événements.
Une troisième catégorie d’historiens qui s’appellent historiens de la culture , emboîtant le pas aux historiens d’histoires universelles, vont jusqu’à croire parfois que les écrivains et les dames sont les forces qui produisent les événements. Mais ces historiens comprennent encore ces forces de façons absolument différentes. Ils les découvrent dans la « culture », dans l’activité intellectuelle. Les historiens de la culture sont tout à fait conséquents à l’égard de ceux qui leur ont donné naissance : les historiens d’histoires universelles ; car si l’on peut expliquer les événements historiques par le fait que certains personnages ont eu telles ou telles relations réciproques, dès lors pourquoi ne pas les expliquer par le fait que tels ou tels gens ont écrit tels ou tels livres ? Ces historiens tirent de la foule énorme des manifestations qui accompagnent tout phénomène vivant un signe d’activité intellectuelle, et déclarent que cette activité est la cause du reste. Mais malgré tous leurs efforts pour démontrer que la cause des événements se trouve dans l’activité intellectuelle, il faut beaucoup de bonne volonté pour reconnaître qu’il y a quelque chose de commun à l’activité intellectuelle et au mouvement des peuples ; en aucun cas, il n’est possible d’admettre que cette activité dirige les peuples. Car des phénomènes comme les effroyables tueries de la Révolution française découlant de la proclamation des droits de l’homme, les guerres impitoyables et les exécutions découlant d’un prêche sur la loi d’amour contredisent cette hypothèse.
Admettons cependant la justesse de toutes les dissertations subtiles dont ces historiens débordent ; admettons que les peuples soient régis par une force indéfinissable qui porte le nom d’ idée , le problème essentiel de l’histoire reste quand même insoluble, ou bien c’est qu’à la puissance des monarques, précédemment envisagée, et à l’influence, déjà acceptée par les auteurs d’histoires universelles, de conseillers et autres personnages vient s’ajouter encore la force nouvelle de l’idée, dont le lien avec les masses exige une nouvelle explication. On peut comprendre que, Napoléon détenant le pouvoir, tel événement ait pu s’accomplir ; on peut encore comprendre avec un peu de complaisance que Napoléon, secondé par d’autres influences, ait été la cause de certains événements ; mais que le Contrat social ait eu pour effet de pousser les Français à s’entre-tuer, voilà qui est incompréhensible sans l’explication du lien causal qui existe entre cette nouvelle force et les événements.
Le lien qui existe entre tous les individus vivant à la même époque ne fait aucun doute ; aussi est-il possible de trouver quelque rapport entre l’activité intellectuelle des gens et leur mouvement historique, exactement comme on en trouve un entre les mouvements de l’humanité et le commerce, les métiers, l’horticulture et tout ce qu’on voudra. Mais pourquoi l’activité intellectuelle de certains hommes apparaît-elle aux historiens de la culture comme la cause ou l’expression de tout un mouvement historique ? Voilà qui est difficile à comprendre. Les historiens n’ont dû être amenés à une telle conclusion que par les considérations suivantes : 1° ce sont les savants qui écrivent l’histoire ; aussi leur est-il naturel et agréable de croire que l’activité de leur corporation anime le mouvement de l’humanité entière, exactement comme il est naturellement agréable aux marchands, aux cultivateurs, aux soldats, d’avoir la même idée (s’ils ne l’expriment pas, c’est uniquement parce que ce ne sont pas eux qui écrivent l’histoire) ; 2° l’activité spirituelle, l’instruction, la civilisation, la culture, l’idée, tout cela ce sont des notions abstraites, indéterminées, sous le couvert desquelles il est extrêmement facile d’employer des mots encore plus obscurs, que l’on peut par
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