La Guerre et la Paix - Tome III
même pas que l’ennemi fût de l’autre côté de la rivière, et il fut longtemps avant de comprendre que c’étaient des tués et des blessés qui tombaient à quelques pas de lui.
« Que fait donc celui-là en avant de la ligne ? cria une voix.
– À gauche, prenez à gauche ! »
Pierre prit à droite, et se heurta tout à coup contre un aide de camp du général Raïevsky ; l’aide de camp le regarda avec colère, et allait lui dire des injures, lorsqu’il le reconnut et le salua.
« Comment êtes-vous ici ? » dit-il en s’éloignant.
Pierre, ayant une vague idée qu’il n’était pas à sa place, et craignant de gêner, se mit à galoper dans le même sens que l’aide de camp :
« Est-ce ici ? Puis-je vous suivre ? lui demanda-t-il.
– À l’instant, à l’instant ! repartit l’aide de camp, qui se précipita dans la prairie à la rencontre d’un gros colonel à qui il avait à transmettre un ordre, puis, revenant vers Pierre :
– Expliquez-moi donc, comte, comment vous vous trouvez ici ?… En curieux, sans doute ?
– Oui, oui, dit Pierre, pendant que l’aide de camp faisait faire volte-face à son cheval et se préparait à s’éloigner de nouveau.
– Ici encore, il ne fait pas trop chaud, Dieu merci, mais au flanc gauche, chez Bagration, on cuit !
– Vraiment ! répliqua Pierre. Où est-ce donc ?
– Venez avec moi sur la colline, on le voit très bien de là, et c’est encore supportable… Venez-vous ?
– Je vous suis, » répondit Pierre en cherchant des yeux son domestique, et en remarquant seulement alors des blessés qui se traînaient, ou que l’on portait sur des brancards : un pauvre petit soldat, dont le casque gisait à côté de lui, était couché, immobile sur la prairie, dont le foin fauché répandait au loin son odeur enivrante.
« Pourquoi n’a-t-on pas relevé celui-là ? » allait dire Pierre, mais la figure soucieuse de l’aide de camp, qui venait de détourner la tête, arrêta sa question sur ses lèvres. Quant à son domestique, il ne le voyait nulle part, et il continua son chemin à travers le vallon, jusqu’à la batterie Raïevsky ; son cheval restait en arrière de celui de l’aide de camp, et le secouait violemment.
« On voit que vous n’êtes pas habitué à monter à cheval, lui dit ce dernier.
– Oh ! ce n’est rien, dit Pierre, il a le pas très inégal.
– Parbleu ! s’écria l’aide de camp, il est blessé à la jambe droite au-dessus du genou, ce doit être une balle ! Je vous en félicite, comte, c’est le baptême du feu ! »
Ils dépassèrent le sixième corps, et arrivèrent, au milieu de la fumée, sur les derrières de l’artillerie, qui, placée en avant, tirait sans relâche et d’une manière assourdissante. Ils atteignirent enfin un petit bois où l’on respirait la fraîcheur, et où l’on sentait l’air tiède de l’automne. Les deux cavaliers mirent pied à terre et gravirent la colline.
« Le général est-il ici ? demanda l’aide de camp.
– Il vient de partir, » lui répondit-on.
L’aide de camp se retourna vers Pierre, dont il ne savait plus que faire.
« Ne vous inquiétez pas de moi, dit Pierre, je vais aller jusqu’en haut.
– Oui, allez-y… De là on voit tout, et ce n’est pas aussi dangereux ; j’irai vous y prendre. »
Ils se séparèrent, et ce ne fut que bien plus tard dans la journée, que Pierre apprit que son compagnon avait eu un bras emporté. Il parvint à la batterie située sur le fameux mamelon, connu chez les Russes sous le nom de « batterie du mamelon » ou de « Raïevsky », et chez les Français, qui le regardaient comme la clef de la position, sous celui de « la grande redoute », « fatale redoute », ou « redoute du centre ». À ses pieds furent tués des dizaines de milliers d’hommes. Cette redoute se composait d’un mamelon entouré de fossés de trois côtés. De ce point, dix bouches à feu vomissaient leurs projectiles par les embrasures du remblai ; d’autres pièces, placées sur la même ligne, tiraient aussi sans trêve. Un peu en arrière se massait l’infanterie. Pierre ne se doutait guère de l’importance de ce mamelon, et croyait, au contraire, que c’était une position complètement secondaire. S’asseyant au bord du rempart de la batterie, il regarda autour de lui avec un sourire de satisfaction inconsciente ; il se levait de temps à autre pour voir ce qui se passait, et
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